Le 24 octobre on saura si ce pays réussira ou non sa transition. Tout dépendra si les perdants auront le courage de reconnaître leur défaite, s’incliner devant la volonté du peuple et se mettre au travail.

Par Mohamed Louati*


J’étais en voyage par train, je lisais des journaux quand tout à coup mon voisin du siège m’interpelait en disant que le pays est en mauvaise passe surtout après les événements suite à la diffusion du film ‘‘Persepolis’’ et qu’il s’attend au pire à l’approche des élections.

J’ai pu savoir que mon interlocuteur travaille comme juriste dans une entreprise.

On a causé tout au long du trajet et j’ai senti après un moment qu’il était moins pessimiste et un certain espoir s’est fait ressentir dans ses derniers propos avant de se quitter.
L’état d’esprit de mon voisin n’est pas un cas isolé.

La résonnance de la révolution

Je me suis demandé comment, après cette révolution du 14 janvier, mes compatriotes n’arrivent pas à mesurer le chemin déjà parcouru : on dirait que des années déjà nous séparent de l’ère sombre et triste de Ben Ali.

Notre pays est celui qui a vu naître la 1ère révolution dans la région motivée par la croyance de sa population en son destin.

Cette révolution a essaimé partout en inspirant plusieurs pays pour donner vie à ce qu’on appelle le printemps arabe. On se croirait rêver en voyant cette onde de choc se propager à l’échelle planétaire débouchant sur un été européen et un automne américain.

Ce petit pays a inspiré le monde pour qu’il change, s’humanise et s’insurge contre l’injustice.

Ce simple constat fait peser sur notre pays une lourde responsabilité pour réussir notre démarche de passage vers une société juste où la dignité humaine a une valeur de foi.

Quand j’ai dit à mon interlocuteur que notre révolution réussira, et les élections se dérouleront sans problème significatif, j’étais animé par des faits qui ne passent pas inaperçus.

Les péripéties de la révolution

La Tunisie a fait face à un flux de réfugiés qui avoisine les 900.000 à un moment délicat de son histoire avec une guerre sur sa frontière. Les Tunisiens se sont rués dans un élan de solidarité sans précèdent pour prendre en charge ces réfugiés. Personne n’aurait osé parier qu’un autre pays aurait fait la même chose.

La révolution a vu naître Kasbah 1 et Kasbah 2, et dans cette confusion s’est polarisée une vision pour la construction d’une nouvelle société.

Les Tunisiens ont voulu aborder leur futur avec un esprit révolutionnaire en coupant net avec les institutions existantes. Cette aventure faisait peur, sans institution, sans leader, comment faire ?

Le génie tunisien a pu s’appuyer sur une administration structurée, une élite affirmée et une stratégie séquentielle dans un cadre consensuel.

La société civile s’est activée à combler le vide au moment même où les partis politiques se structuraient avec certaines difficultés et parfois maladroitement ou même malhonnêtement.

Les différentes organisations civiles, syndicales, patronales, professionnelles dans toutes les sphères de la vie se sont attelées à se remettre en question à se faire des autocritiques et transformer leurs structures internes. On se croirait dans un autre monde.

Un gouvernement de technocrates a été formé et a eu le mérite et le courage d’encaisser l’onde de choc des troubles sociaux et l’impatience de la population, et les canaliser habilement sur la voie de l’apaisement et de la reconstruction.

Le Premier ministre choisi n’a pas fait l’unanimité mais a mérité le respect des Tunisiens et des autres nations pour son professionnalisme et son statut de chef de gouvernement chevronné.

Le choix de la feuille de route politique imposée par la rue durant la révolution laissait présager un vide institutionnel mais l’émergence d’une vision claire de l’opinion publique à travers plusieurs assemblés constituées consensuellement et les décrets émis ont permis d’aboutir sans soubresauts à l’échéance électorale qui aura lieu dans quelques jours.

En plus, cette période transitoire a été riche d’acquis insufflés par une élite motivée et méritante de la société civile avec ses diverses composantes et compétences comme Mohsen Marzouk, Ghazi Ghrairi, Iyadh Ben Achour et d'autres.

Pour la presse et les informations, on peut encore constater que le changement s’est fait grâce à l’espace de liberté offert et non par le professionnalisme de plusieurs journalistes. L’amateurisme est criant mais l’espoir est réel.

En effet, avant la révolution, personnellement, je ne regardais presque jamais les chaînes tunisiennes parce qu’on nous bombardait d’infos en langue de bois abusivement, de sport de jour comme de nuit et de séries télévisées de toutes les sauces à la mexicaine, turque, égyptienne, syrienne, etc…
On s’est rabattu sur les chaînes françaises pour vivre dans un monde virtuel à telle enseigne qu’on vit au rythme des élections françaises et on nomme même les ministres des différents gouvernements de ce pays qui s’alternent au pouvoir. En Tunisie, on connaît un seul ministre, l’éternel Premier ministre Mohamed Ghannouchi.

Aujourd’hui, par contre, on attend nos informations et on s’enrichit des débats, on a appris les noms de notre classe politique et de la société civile, même s’il reste encore beaucoup à faire.

Côté sécuritaire le pays était en proie au grand banditisme, à la criminalité, mais depuis que la police a décidé de se remettre en question en s’approchant de plus en plus du citoyen et s’engageant sur une voie réformiste, la situation sécuritaire s’est améliorée d’une manière remarquable, ce qui augure de meilleurs lendemains. Certes des interrogations subsistent encore concernant entre autres, l’identité des tortionnaires, l’identification des cambrioleurs par effraction des locaux de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (Ltdh) garante des libertés, etc.

En fait, je suis allé au poste de police pour un document et j’étais flatté de voir des agents cool et respectueux. J’ai cru rêver, c’est tellement merveilleux : une police citoyenne !, pourvu que ça dure.

Notre pays mérite un statut de pays développé qui vit en paix comme en Suisse qui a un visage social comme dans les pays scandinaves et où la religion serait un moteur d’émancipation et de développement comme en Turquie.

Ceci est possible si le pays se fixe des priorités constructives  et non la dilapidation de ses efforts dans de faux problèmes comme les derniers évènements survenus à l’occasion de la diffusion du film ‘‘Iranepolis’’.
Notre pays a pour vocation de construire un Etat civil réformiste et républicain.

L’Occident a son contexte historique pour avoir choisi une pure laïcité en raison des dérives de l’église qui a été un facteur d’oppression et de soumission des populations avant le siècle des lumières. La France incarne le plus le modèle laïque de gouvernance, ça parait évident, puisqu’en France on n’a pas construit de nouvelles églises depuis 1932 et seuls 2% de la majorité chrétienne de la population est pratiquante.

En Tunisie, la population est presque toute musulmane et probablement à 80% pratiquante. On ne peut ignorer ce fait. Cette majorité mérite le respect dans sa croyance et ce n’est pas sous prétexte de la création artistique et liberté de parole qu’on se permet de blasphémer et banaliser les atteintes à ce qui est sacré.

Il faut juste rappeler que l’Occident où la liberté de parole est un fondement constitutionnel, les interdits existent et entre autres le fait d’aborder avec une pensée critique la Shoa est sévèrement incriminé.
D‘un autre côté, si on veut préserver la religion des tiraillements partisans et manipulations idéologiques, il faut éviter de la mêler et l’instrumentaliser à des fins politiques. L’islam doit être l’univers qui nous unit tous.

En effet, ce pays a toujours refusé l’intégrisme et l’obscurantisme sous toutes ses formes. Notre histoire est jalonnée par des thèses réformistes, ouvertes, tolérantes, développées par des penseurs qui ont fait l’orgueil de notre pays.

Les prétendants porteurs du message de l’islam doivent apprendre à discuter avec l’autre, à accepter le débat, à marquer leur désapprobation par le dialogue ou le recours à la justice.

La violence, quelle que soit son origine ou sa nature verbale ou physique n’a pas de place et doit être sévèrement réprimée d’une façon dissuasive et intransigeante.

Pour ceux qui veulent prêcher un discours religieux, il leur est conseillé d’aller sur Youtube et de voir des penseurs, d’une dimension universelle, parmi les 100 personnalités les plus influentes de la planète dans le classement annuel du magazine ‘‘Time’’, parler de l’islam comme Tarek Ramadan et Ahmed Deedet.

Ils sauront que la parole de Dieu a besoin de savants pas d’épées, de pensées mais pas d’apparence vestimentaire ou autre.

Nous réussirons !

Nous faisons nos premiers pas vers une société démocratique mais ça suppose des préalables pour réussir ce projet.

La première vertu pour s’acheminer sur cette voie est d’apprendre à entendre la critique sans maquillage, à s’adapter aux contradictions sans passion ni nervosité. Des qualificatifs comme mécréant, traître, combinard doivent disparaître de notre jargon.

On va assister à des situations conflictuelles, parfois même des crises profondes dues à l’accès d’une nouvelle génération de responsables aux postes de décision sélectionnés sur la base de leurs compétences.

Ces futurs managers vont privilégier les raisons économiques dans leurs choix stratégiques et ça va créer des situations conflictuelles avec les partenaires sociaux et les structures existantes rigidifiées et sclérosées comme des momies. Avant la révolution, un responsable est choisi généralement sur la base de sa loyauté au système et sa prédisposition à maintenir une paix sociale artificielle au détriment de toute logique économique. Changer ce monde, qui s’est fossilisé, risque de se faire dans la douleur et va prendre des années.

Le volet économique doit être la locomotive pour le passage vers une nouvelle société, on se trompe si on considère que les choix économiques se feront au gré de considérations politiciennes.

Le pays doit instituer des centres d’étude stratégiques qui, en fonction du choix de type de société, développent les modèles stratégiques des options économiques régulées (pour éviter les dérapages actuels dans le monde des finances notamment) à court, à moyen et à long termes.

Les partis politiques qui vont se succéder dans les différents gouvernements vont choisir les moyens pour mettre en action les choix identifiés et affinés et non les remettre en question à chaque fois avec les gâchis et gaspillage qui en découlent.

Cette manière d’agir doit être généralisée dans toutes les sphères structurelles du pays notamment l’éducation, l’infrastructure, la culture, l’environnement, etc.

A ce propos, j’ai trouvé amusant et non sérieux les promesses et surenchères des candidats à la constituante qui ont tout promis, alors qu’on sait que l’économie mondiale est malade et en crise, que la reprise économique pour nous se ferait dans la douleur.

A mon avis un peu de sérieux de ce côté est souhaitable parce que la population n’est pas dupe et on lui doit un peu de respect.

Le spectacle décevant de la publicité politique dépourvue de goûts et de consistance, sevrée par l’argent de tout bord de la manière la plus insolente nous incite à réclamer haut et fort le bannissement de l’argent politique et ne permettre dorénavant aux partis d’être financés qu’avec l’argent public.

Les partis ayant gagné des élections s’inquiètent plus à satisfaire leur engagement envers les despotes donneurs des fonds que des réels soucis de leur électorat.

Côté justice, le constat est vraiment décevant, le syndicat et l’association des magistrats ont su noyer le poisson dans l’eau, et la montagne a accouché d’une souris. Dommage, parce que le corps des magistrats regorge de compétences et d’honnêtes personnalités pour faire leur propre ménage et donner à ce corps ses lettres de noblesse.

La constituante doit aborder le volet de la justice dès le début pour assainir ce corps gangréné par moment par des pages sombres de son passé, et la loi de l’omerta doit être brisée.

Je clôture en disant que le 24 octobre on saura si ce pays réussira ou non sa transition. En effet tout dépend si les perdants auront le courage de reconnaître leur défaite, s’incliner devant la volonté du peuple et se mettre au travail pour se reconstruire ou bien s'ils vont tergiverser et nourrir l’ambiance générale du poison de leur incompétence. Il est intéressant de recommander aux perdants de prendre connaissance du discours de Martine Aubry après sa défaite devant François Hollande durant les primaires du Parti socialiste en France dimanche dernier.

* - Ingénieur.