N’importe qui peut énoncer facilement qu’il vaudrait mieux ne pas aller voter. Cependant, et même si le paysage politique est brouillé, il faut aller voter. Mais pour qui ?
Par Aram Belhadj*
Quelques jours avant le scrutin historique de l’assemblée constituante que connaîtra la Tunisie, la perplexité de la plupart des gens devant l’offre politique pléthorique est palpable. La question qui continue à les tracasser porte sur le choix des partis (ou des personnes) qui vont gouverner tout au long de la période à venir. Personnellement, la question m’a été posée maintes fois dans le milieu familial, dans les discussions entre amis mais aussi dans le milieu universitaire. Moi-même, j’ai posé cette question de nombreuses fois à différentes personnes pour comprendre et me fixer sur un choix final.
Complexité de l’équation politique
La cacophonie vécue par tout le monde est compréhensible. Déjà, les chiffres suscitent l’hallucination : 11.333 candidats sur 1.570 listes dans 33 circonscriptions (dont 6 à l’étranger) se disputant 217 sièges.
Face à cette complexité de l’équation politique tunisienne, la fameuse question énigmatique qu’on entend souvent est pour qui pourrais-je bien voter ? Ou pour qui votes-tu ?
Habituellement, dans les grandes démocraties, le scrutin est précédé par des programmes bien définis, établis sur des années et émanant des partis bien connus sur la scène. Malheureusement, cette règle ne s’applique pas au contexte tunisien pour plusieurs raisons. D’abord, la constituante aura pour mission de rédiger la nouvelle constitution et de gérer la période à venir via un gouvernement transitoire mais légitime (puisque émanant du peuple). Ensuite, il est impossible de parfaire un programme socio-économique en une période assez courte (neuf mois). On peut parler de lignes de conduite ou d’une feuille de route mais jamais on n’arrive à concrétiser un programme de moyen terme en une période aussi courte. Enfin, la majorité des 112 partis ont été créés après le 14 janvier 2011.
Des salafistes attaquent une salle de cinéma.
Les personnes plutôt que les programmes
Il s’ensuit que le choix va être probablement basé sur des personnes plutôt que sur des programmes, ce qui rend la mission plus problématique.
Par ailleurs, il existe plusieurs signes qui peuvent aider à rendre la tâche moins difficile. Ces signes émanent des positions et des propositions des partis actifs sur la scène politique nationale. Mais, soyons clairs et réalistes, le choix ne sera en aucun cas optimal. Il sera plutôt de «second rang» ou du «moins pire».
Les positions :
Il est vrai qu’une bonne partie des acteurs politiques actuels ont eu des positions anti-régime avant le 14 janvier, mais l’écart entre ces positions était bien grand. En effet, entre la proclamation du départ immédiat du président déchu et l’appel à un gouvernement de coalition ou d’union nationale, il y avait une bonne distance. Rares sont les partis politiques (légitimes et illégitimes) à cette date qui avaient adopté la fameuse «Dégage Attitude». Je me permets de citer ici les exemples d’Al Majd (El-Hani), du Fdtl ou Ettakatol (Ben Jaâfar), du Pdp (Chebbi) et même d’Ennahdha (Ghannouchi) qui n’avaient cru en aucun moment au départ de l’ancien président. L’inverse s’applique au Cpr (Marzouki), au Poct (Hammami) et au Mouvement de la deuxième république (Mekki).
Même après la révolution, les positions des partis politiques quant aux questions de fond ont continué de diverger. Il est vrai que la divergence est porteuse de bienfaits, mais, lorsqu’elle se fait au détriment des attentes de la population et des principes et valeurs spécifiques de notre société, elle n’apporte que des méfaits. Je me rappelle dans ce cadre de plusieurs exemples :
* La libération des symboles de la corruption de l’ancien régime en août 2011 et comment la plupart des partis n’ont manifesté aucune réaction. Ceci laisse penser que plusieurs partis composent avec ces symboles. D’ailleurs, on accuse le Pdp et le Fdtl, par exemple, d’intégrer en leur sein des ex-«Rcdistes» corrompus. Sans oublier également et naturellement les Rcdistes eux-mêmes qui ont eu le droit de pratiquer la politique après la révolution : El-Moubadara (Morjane), Al Watan (Jegham), Tunisie Nouvelle (Masmoud), etc.
* La problématique du rôle de l’argent politique. Je me rappelle ici de la lettre ouverte adressée par le leader du Cpr à trois partis politiques (Pdp, Fdtl et Ennahdha) leur demandant la publication des comptes. Le Fdtl l’a fait mais les autres non. La question qui inquiète donc est de savoir si les partis ayant des moyens financiers colossaux (surtout l’Upl de Riahi), acceptent de telles restrictions ? Loin s’en faut.
* La question de la liberté d’expression et jusqu’où peut-elle aller ? Je me rappelle ici de deux incidents : la diffusion du film ‘‘Ni Allah, ni maître’’ de Nadia el Fani au CinémAfricArt mais aussi la transmission du film ‘‘Persepolis’’ sur la chaîne privée Nessma TV. Ces deux incidents ont alimenté le gap entre ceux qui défendent becs et ongles l’initiative de la projection de ce genre de film (Pdp, Pdm [1], Fdtl…) et ceux qui s’y opposent (Ennahdha, Cpr, Udu de l’Inoubli…). Taoufik Ben Brik lui-même, l’un des sympathisants des courants laïques, n’a pas ménagé ses critiques et a considéré le film documentaire de Nadia el Fani comme étant de la «pornographie idéologique».
Je me rappelle toujours du fait que dans plusieurs pays réputés comme étant des défenseurs ultimes des droits fondamentaux et de liberté d’expression, on n’hésite pas à interdire ou à déprogrammer la diffusion d’un film ou d’un documentaire. La raison étant une exigence des circonstances ou de certains intérêts. L’interdiction de ‘‘La Vie de Brian’’ réalisé en 1979 par les britanniques Monty Python pendant huit ans en Irlande et un an en Norvège ainsi que la déprogrammation du documentaire ‘‘Jénine, Jénine’’ par la chaîne Arte en France sont deux exemples révélateurs. Il faut donc éviter, là où il le faut, la diffusion des œuvres susceptibles de provoquer, à tort ou à raison, des troubles parmi les populations, surtout que notre pays est en train de sortir à peine d’une révolution. Le contraire étant une provocation et une atteinte à tout ce qui est sacré.
Tout ça pour dire que le politique et le religieux sont deux domaines qui doivent coexister dans le respect de tous et de toutes. Tous ceux qui appellent au contraire ont de mon point de vue des intentions malsaines.
* L’ambiguïté de la question de coexistence entre le politique et le religieux. Dire que ces deux choses doivent coexister ne veut pas dire utiliser l’un au profit de l’autre. Or, on constate parfois que plusieurs partis font jouer la religion à des fins politiques. Je me retrouve ici devant l’exemple d’Ennahdha qui s’active pour le travail humain en faisant des mariages collectifs, des circoncisions d'enfants, des visites sur le tas au profit des plus démunis mais en essayant en même temps de faire de la propagande médiatique. Le paradoxe est que ce type de propagande («arriyaa») est interdit par la religion musulmane. Il est très aisé de comprendre donc que cet effort est réalisé à des fins purement électorales.
* La défection au sein des partis. Il est exact que le jeu démocratique au sein des compositions politiques fait qu’il y a toujours des entrées et des sorties. Mais, la donne change lorsqu’il s’agit de l’abandon d’une personne ayant un poids considérable (cas d’Ennahdha et Fdtl) ou d’une démission collective (cas du Pdp).
Notons en passant qu’il peut s’agir d’une tactique électorale qui consiste à se présenter aux élections en tant qu’indépendant avant de finir, une fois dans l’assemblée, par un alignement sur les principes du parti d’origine.
Les propositions :
Comme je l’ai mentionné ci-dessus, il est difficile de voter pour des programmes dans le contexte actuel.
De surcroît, la tâche est encore plus compliquée lorsque ces programmes sont plus ou moins similaires.
Cependant, on peut quand même évaluer les propositions ou les «imaginations» des partis en possédant un minimum de «background» politique et économique. Ces imaginations tournent autour de deux volets : le volet politique (le régime politique) et le volet économique (le programme socio-économique).
Pour ce qui est du volet politique, on s’aperçoit que les propositions varient entre le régime parlementaire (Ennahdha, Mouvement des Patriotes Démocrates de Belaid…), le régime présidentiel (Al-Moubadara, l’Upl…) et le régime semi-présidentiel ou mixte (Pdm, Cpr...). La faveur dont jouit actuellement le régime parlementaire est aisément compréhensible. Ceux qui appellent à l’instauration de ce dernier veulent probablement mettre en place un système politique qui extirpe les racines de la dictature en Tunisie. Les Tunisiens ont vécu sous un régime présidentiel depuis la création de la république et une bonne partie d’entre eux veulent maintenant s’en débarrasser.
Cependant, le régime parlementaire n’est pas sans failles. Il est plein de glissades et peut se traduire par des catastrophes pour le pays, surtout dans le cas d’instabilité gouvernementale.
Je me permets ici de critiquer la vision d’Ennahdha après avoir dévoilé son programme politique. Cette vision stipule que le Premier ministre est choisi par le président de la République dans les rangs du parti ayant obtenu le plus grand nombre de sièges au parlement. En d’autres termes, si le poids d’un parti est de 20% alors que les autres partis (représentant 80%) ont un poids de 16% chacun (en supposant qu’il y a 6 partis seulement au sein du parlement), le Premier ministre doit ressortir du premier parti. Dans cette configuration, les 80% n’ont aucune voix ni aucun poids. Il est donc clair que cette projection qui consisterait à favoriser le parti ayant le plus de sièges au sein du parlement est un scénario qui concrétise la dictature des minorités.
N’oublions pas aussi en passant de critiquer les partis qui appellent au régime présidentiel. Ces partis veulent probablement le retour au despotisme et à l’absolutisme présidentiel, comme si de rien n’était.
Quant au volet économique, c’est là où on est bombardé des promesses utopiques. Le discours solennel de certains partis invite parfois à la dérision. Entre l’abaissement des prix des produits de première nécessité à des niveaux anormalement bas (Parti de l’Ouverture et de Fidélité), la création de 590.000 emplois à l’horizon de 2016 (Ennahdha) en passant par l’éradication totale de la pauvreté (Upl)… il y en a de toutes les couleurs.
Objectivement, en anticipant une transition politique réussie, un redressement rapide de la situation économique et un environnement régional et mondial stable, le taux de croissance de l’économie tunisienne en 2012 et 2013 ne dépassera pas les 5 ou 6%. Le chômage et la pauvreté resteront présents à court et à moyen terme.
Et donc ?
En arrivant à ce stade d’analyse, n’importe qui peut énoncer facilement qu’il vaudrait mieux ne pas aller voter. Bien au contraire, j’estime que, même si le paysage politique est brouillé, il faut aller voter.
D’abord, pratiquer son droit de vote d’une façon libre et transparente est très important. Puis, on peut arriver «peu ou prou» à effectuer un choix.
A cet égard, je pense que les listes indépendantes, regroupant une bonne partie des candidats, offrent une alternative non négligeable. Il est vrai que la politique est l’affaire des partis, mais, la nature de la mission dévolue à l’assemblée constituante qui sera élue peut pousser vers ce choix. Les listes Doustourna (Pr. Ben Mbarek) et En Avant (Me Laouini) constituent de mon point de vue une offre intéressante.
Par ailleurs, si je devais choisir entre les partis, je ne voterais pas pour les partis ex-Rcdistes ou collaborant avec ces derniers (en gardant bien sûr le respect envers les gens honnêtes, intègres et patriotiques au sein de ces partis). Je ne voterais pas pour les partis qui utilisent d’une façon malsaine l’argent et qui ne sont pas prêts à ouvrir leurs comptes. Je ne voterais pas pour les partis qui prônent la liberté d’expression mais qui oublient les valeurs et les spécificités de notre culture arabo-musulmane. Je ne voterais pas pour les partis qui mettent la religion au service du politique. Je ne voterais pas pour les partis où les défections sont légion. Je ne voterais pas pour les partis qui appellent à des régimes politiques «bipolaires» (purement présidentiel ou purement parlementaire). Et enfin, je ne voterais pas pour des partis politiques ayant des propositions économiques chimériques.
[1] Pdm: Pôle Démocrate Moderniste : Pôle regroupant 8 partis (Ettajdid, Psg, El Wifek Joumhouri, la Voie du Centre, le Mouvement des Patriotes Démocrates (Watad), Parti du Travail Patriotique et Démocratique (Awad), le Parti de l’avant-garde, le Mouvement de la Citoyenneté et de la Justice et 4 initiatives indépendantes: Assez de divisions, Allons de l’avant !, Appel pour un pôle démocratique progressiste et culturel, le Collectif National des Indépendants du Pôle et Ligue des Indépendants du Pôle.
* - Doctorant Laboratoire d’Économie d’Orléans (Umr 6221 du Cnrs)
Faculté de Droit, d'Économie et de Gestion.