Premier bilan, premières leçons de la révolution en Tunisie : le régime de Ben Ali est toujours debout et les partis tirent la révolution vers le bas.
Par Aziz Krichen*


 

Les élections du 23 octobre prochain vont-elles jeter les bases d’un régime républicain authentique ou déboucher sur une vulgaire mascarade ? Aller voter garde-t-il un sens ? Si oui, sur quelles listes porter ses suffrages ? Ces questions dérangeantes, la grande majorité de nos compatriotes se les pose. Elles sont le signe indiscutable que la «transition tunisienne vers la démocratie» se porte mal, sinon très mal.

Retour sur une «révolution»

Pour savoir comment nous en sommes arrivés là, il faut regarder en arrière, c’est-à-dire remonter au déclenchement du mouvement insurrectionnel en décembre 2010 et à la «fuite» de Ben Ali le 14 janvier 2011. Nous le savons désormais avec suffisamment de précisions : durant ces semaines de feu et de sang, deux séquences se sont déployées, et non pas une seule. Des séquences de nature différente et opposées entre elles. Nous avons assisté à un soulèvement du corps social, puis à un coup d’Etat interne au système.

Le soulèvement avait un caractère révolutionnaire évident. Il visait non pas le simple renversement de Ben Ali, mais celui du régime dans son ensemble (Ech-chaab yourid iskaat el-nidham !). C’est d’ailleurs pour éviter une telle issue, la chute du régime, que le coup d’Etat a été fomenté. Ses auteurs ? Le haut commandement de l’armée et certaines directions des forces de police, notamment la division antiterroriste, les uns et les autres agissant en coordination avec les services de sécurité US – tandis que les services français, toujours en retard d’un train, s’accrochaient obstinément à Ben Ali.


Le 14 janvier, les jeunes loin des partis

Ce ne sont donc pas nos «amis américains», ni le général Rachid Ammar, qui ont favorisé ou encouragé le soulèvement – comme le soutient une théorie du complot imbécile, mais qui a la vie dure. C’est très exactement le contraire qui s’est produit. L’armée et la division antiterroriste ne sont intervenues que pour sauver les meubles. Pour barrer la route à une révolution menaçante, dévier sa trajectoire, briser son élan et enfin la dévoyer et la récupérer.

Comment ? En concédant un changement de pure forme, le remplacement de Ben Ali par un fantoche, et en confiant à un gouvernement intérimaire – dirigé par Mohamed Ghannouchi, Premier ministre sous Ben Ali, et composé pour l’essentiel de ministres issus du Rcd –, la tâche d’organiser des élections présidentielles anticipées. Cela, bien entendu, dans «le respect de la constitution en vigueur» et pour «assurer la continuité des institutions de l’Etat» ! En termes explicites, l’opération revenait à sacrifier un tyran devenu trop encombrant, tout en gardant le contrôle effectif du pouvoir et en retirant l’initiative des mains inexpertes des insurgés.

Jusqu’au 14 janvier, le mouvement populaire avait été largement spontané et inorganisé. Il souffrait, en particulier, de l’absence de toute forme de coordination nationale : quand il existait, son principal encadrement provenait des structures locales ou régionales de l’Ugtt. A partir de l’élimination de Ben Ali et l’installation du gouvernement provisoire, cet état de fait devenait dangereux. La spontanéité ne suffisait plus. Il fallait passer à un stade supérieur d’organisation et de savoir-faire. L’action de masse devait pouvoir s’appuyer dorénavant sur des formations politiques et sociales disposant d’une vision globale commune concernant la marche à suivre pour atteindre l’objectif de renversement du régime. Un but en faveur duquel des centaines de citoyens avaient fait le sacrifice suprême, en offrant leurs poitrines nues aux balles des forces de répression.

Les partis tirent la révolution vers le bas

Surgie en Tunisie, la tempête révolutionnaire avait commencé à se propager dans les autres pays arabes, singulièrement en Egypte et en Libye, nos voisins immédiats. Les peuples étaient maintenant entraînés sur une courbe ascendante. L’indépendance et la liberté paraissaient de nouveau accessibles. L’ambition collective semblait s’imposer d’elle-même. Mais l’efficacité exigeait, à tout le moins, la collaboration des partis et des groupes qui s’étaient réellement battus contre le régime Ben Ali. Or ces derniers – les démocrates, les progressistes, les islamistes, les marxistes, les nationalistes arabes, etc. –, qui avaient pourtant esquissé un début de rapprochement en 2006 à travers l’Initiative du 18 Octobre, n’ont jamais été capables, après le 14 janvier, de se hisser à la hauteur de l’enjeu. On pouvait penser que la révolution les tirerait vers le haut ; ils la tirèrent vers le bas.

L’inconséquence et la lâcheté se manifestèrent très tôt, lorsque le Pdp, Ettajdid et Ettakatol, ainsi que l’Ugtt et des «personnalités indépendantes», acceptèrent avec empressement de participer au premier gouvernement provisoire de Mohamed Ghannouchi. Je répète quelle était la mission confiée à ce dernier : organiser dans un délai de deux mois des présidentielles anticipées, sans toucher à la constitution de 1959. Le régime en tant que tel n’était pas remis en cause : il s’agissait uniquement de donner les pleins pouvoirs à un autre que Ben Ali, en légitimant l’inévitable dictature à venir par des élections «sincères et transparentes» organisées par le ministère de l’Intérieur qui est, chacun le sait, orfèvre en la matière.

C’était plus que de la précipitation opportuniste, plus qu’une erreur de calcul : on était en face d’une véritable forfaiture, une véritable trahison du mouvement populaire. Néanmoins, dans les semaines qui suivirent l’exfiltration de Ben Ali, le peuple et la jeunesse restaient encore suffisamment mobilisés pour ne pas se laisser tromper par des manipulations aussi grossières. Kasbah I vint à bout du premier gouvernement Ghannouchi en moins de deux semaines (15-27 janvier 2011). Kasbah II peina un peu plus longtemps, mais se solda par le départ définitif de Ghannouchi et le renversement de son deuxième gouvernement (27 janvier-27 février 2011).

Béji Caïd-Essebsi fut alors «retiré de sa boite d’archives» et chargé de former un troisième gouvernement provisoire. Au début, il n’eut pas d’autre choix que de céder aux revendications de la rue : dissolution du Rcd et de la police politique ; dissolution des deux chambres du parlement ; suspension de la constitution liberticide de 1959 ; convocation d’élections pour une assemblée nationale constituante... En théorie, les principaux obstacles qui s’opposaient au changement de régime étaient levés.

Du Comité pour la défense de la révolution à la Haute Instance

Mais après avoir annoncé ces concessions majeures – ce qui donna à beaucoup de Tunisiens et à la plupart des observateurs extérieurs l’impression que le pays se dirigeait sérieusement à présent vers sa mutation démocratique –, le nouveau Premier ministre s’employa systématiquement à vider les mesures adoptées de tout effet réel. Simultanément, il manœuvra sans relâche pour reconquérir chaque centimètre de terrain perdu. Et force est de reconnaître que l’opposition, loin de lui résister ou lui compliquer la tâche, la lui facilita au contraire, par sa pusillanimité et son manque de jugement. Je n’en donnerai ici que deux illustrations, toutefois particulièrement significatives.

1 - Début mars, lorsque Caïd-Essebsi remplace Ghannouchi, la scène politique est marquée par une sorte de dualité de pouvoir. D’un côté, il y a l’équipe gouvernementale, un mélange de «techniciens» et de seconds couteaux de l’ancien régime. Ce gouvernement, qui ne possède plus la moindre assise constitutionnelle, se définit comme une instance politiquement neutre – premier mensonge – et se prétend qualifié pour expédier les affaires courantes jusqu’aux prochaines élections – deuxième mensonge.

En face, nous trouvons le Comité pour la défense de la révolution (Cdr), une structure créée à la mi-février, qui regroupe la plupart des partis d’opposition ainsi que l’Ugtt et les principales organisations de la société civile : avocats, magistrats, journalistes, Ligue des droits de l’homme, etc. Le Comité se présente comme le porte-parole du pays réel et réclame un droit de regard sur l’activité du gouvernement de transition.

Sur le strict plan du rapport des forces, les partis d’opposition ne pesaient pas lourd. Sous Bourguiba d’abord, sous Ben Ali ensuite, la répression les avait littéralement décimés. La révolution avait été déclenchée sans eux, sans qu’ils y participent de manière notable, à quelques exceptions près. Dans ces conditions, ils pouvaient difficilement se faire passer pour une représentation légitime de la population. Sur le plan symbolique, en revanche, leur rassemblement au sein du Cdr, l’indépendance de leurs prises de positions, tout cela avait un caractère stratégique essentiel, qu’il fallait sauvegarder coûte que coûte. La création du Cdr témoignait d’une défiance justifiée à l’égard du gouvernement provisoire ; c’était le signe qu’une alternative prenait forme, qu’une relève potentielle existait, qui pouvait se confirmer dans la durée.

J’ai parlé de dualité de pouvoir. Début mars, elle n’existait qu’à l’état virtuel. Si l’opposition parvenait à préserver son autonomie politique, la dualité deviendrait effective et la menace pour le régime substantielle. Pour Caïd-Essebsi, le danger devait être circonscrit sans plus attendre. Il refuse de reconnaître le Cdr, au nom précisément de la prééminence du gouvernement «légal». En contrepartie, il se dit disposé à travailler avec tous les partis et à les considérer comme des partenaires privilégiés, dans la mesure où ils intègrent la «Haute Instance» – une véritable usine à gaz, sorte de commission d’experts chargée de préparer les textes et les procédures devant encadrer le «changement démocratique», dont le principe avait été annoncé par Ben Ali le 13 janvier 2011, quelques heures avant son élimination.

Après des jours de discussions aussi enflammées que dérisoires, les uns après les autres, l’ensemble des partis d’opposition rentre dans les rangs. Exit le Cdr, vive la Haute Instance... pour la réalisation des objectifs de la révolution ! Sauf qu’au passage, l’opposition se retrouvait pratiquement paralysée. Elle était quantitativement minoritaire, étant donné le nombre d’«indépendants» que le gouvernement avait désigné pour soi-disant parachever la représentativité de l’organisme mis en place. Et elle était dépourvue de toute capacité d’initiative, puisqu’elle évoluait désormais dans un cadre purement consultatif, dont l’agenda et le staff dirigeant étaient imposés directement par le pouvoir.

L’existence politique indépendante des partis n’avait duré que quelques semaines. Ils n’étaient plus là pour indiquer un cap, offrir une alternative, mais pour servir de caution à un régime à la dérive, pour l’aider finalement à récupérer ses forces, en se satisfaisant de menus changements de façade. La démarcation basique qu’opère toute révolution pour espérer vaincre, celle entre les amis et les ennemis – cette distinction ne pouvait plus être faite dès lors que l’opposition s’était ralliée au gouvernement en rejoignant la Grande Instance. En perdant ses ennemis, le peuple tunisien perdait du même coup ses amis. En constatant leur connivence objective, contre qui aurait-il pu porter ses coups ?

Les motivations du choix du mode de scrutin

2 - La deuxième illustration a pour cadre cette même Haute Instance, mais un mois plus tard, lors du débat sur le mode de scrutin à appliquer pour l’élection de l’assemblée constituante. D’emblée, l’affaire est présentée comme essentiellement technique. Deux scénarios sont retenus : le scrutin uninominal ou le scrutin par liste. Des dizaines d’experts sont invités à donner leur point de vue sur les avantages et les inconvénients de chaque formule. Rapidement, une large majorité se dégage en faveur du scrutin par liste. Une résolution est rédigée sur cette base et adoptée à la quasi-unanimité. Le gouvernement l’entérine. De fait, consciemment ou inconsciemment, tout le monde s’était arrangé pour passer sous silence la signification politique réelle de chaque type de scrutin.

Sur le plan empirique, la distinction entre les deux modèles est simple à saisir. Dans le cas du scrutin par liste, l’opération de vote se déroule à l’échelle d’une région relativement vaste – le gouvernorat entier –, englobant une population de plusieurs centaines de milliers d’habitants. On ne vote pas pour élire son député, mais tous les députés de la région considérée. A l’inverse, dans le cas du scrutin uninominal, la circonscription est réduite – elle correspond au territoire de la délégation – et ne compte que quelques dizaines de milliers d’habitants. On vote pour élire un seul député, son député, celui qui vous représentera directement à la constituante.

Il ne faut pas sortir de Sciences Po pour deviner que le scrutin par liste convient davantage aux partis organisés, alors que le scrutin uninominal favorise lui plutôt les candidatures individuelles disposant d’un minimum d’ancrage et de rayonnement local. Dans les pays occidentaux, où les phénomènes de corruption et de clientélisme ne sont pas rares, le modèle uninominal a généralement mauvaise presse. Il accorde une sorte de rente de situation aux notables provinciaux, dont certains finissent par établir de véritables dynasties électives héréditaires. C’est d’ailleurs beaucoup à partir de ce genre de parallèles que la Haute Instance a justifié son choix massif en faveur du scrutin de liste.

Sauf que comparer la situation politique de la Tunisie avec celle des démocraties occidentales n’a proprement aucun sens. Les données du problème sont radicalement différentes. Après le demi-siècle de dictature que nous venons de traverser, nous sommes très loin de disposer d’un système de partis digne de ce nom. Surtout après le 14 janvier, lorsque leur nombre a explosé pour ajouter de la confusion à la confusion (on compte aujourd’hui plus de 100 partis enregistrés). Par contre, le pays a été labouré de long en large par plusieurs mois de soulèvement populaire. Durant cette période d’effervescence, par centaines, des femmes et des hommes se sont révélés, qui ont joué un rôle moteur en entraînant leurs compatriotes dans le combat. Beaucoup parmi eux ont acquis de l’expérience et une véritable autorité en animant les conseils révolutionnaires locaux. Ces leaders naturels, issus des rangs mêmes de l’insurrection, sont connus et respectés. On les rencontre dans tous les milieux sociaux, y compris les plus modestes, et dans toutes les régions, y compris celles habituellement oubliées. Le scrutin uninominal n’est sans doute pas la panacée, mais c’est celui qui était le plus à leur portée, celui qui aurait eu le plus de chances de les concerner, de les attirer, de susciter des candidatures parmi eux – des  candidatures crédibles et légitimes, parce que provenant des profondeurs du pays réel.

Alliance du pouvoir et de l’opposition au détriment du peuple

Au total, dans cet épisode du mode de scrutin, on avait à choisir entre laisser la population sélectionner par elle-même et au plus près ses élus ou les désigner par des états-majors de partis installés dans la capitale ; on avait à choisir entre un renouvellement substantiel de la représentation nationale ou son simple élargissement par cooptation ; on avait à choisir entre construire un nouveau système politique en partant par le bas ou rafistoler l’ancien par le haut. Pour conclure, on avait à choisir entre maintenir vivant le lien entre la révolution et les élections ou couper ce lien. Le gouvernement, la Haute Instance et, avec eux, l’écrasante majorité des partis, ont tranché. Et ils ont tranché en faveur de leurs seuls intérêts d’appareils.

Comment expliquer pareil comportement de l’opposition tunisienne ? Je crois que l’on commettrait une grave erreur en analysant le phénomène uniquement à partir de considérations morales ou psychologiques (manque de jugement, trahison, opportunisme, etc.). Le mal est plus profond et ancien. Il tient à l’espèce de fossé sociologique et culturel qui sépare cette opposition – et plus généralement les élites du pays – des masses populaires. Ce fossé a été mis en lumière au cours même des mois de décembre et de janvier, lorsque tout le monde a pu constater que le soulèvement était largement spontané et inorganisé. On se souvient de ces reportages cocasses réalisés par les télévisions européennes à ce moment. Les journalistes semblaient perdus : ils cherchaient des «barbus islamistes» à la tête des manifestations et, à leur grand désarroi, n’en trouvaient pas. Ils auraient pu tout autant chercher les champions actuels du «modernisme» et de la «laïcité» : ils ne les auraient pas rencontrés non plus.

La confrontation a débuté comme un bras de fer entre le peuple et le régime, et ce n’est que lorsque Ben Ali a été «dégagé», lorsque le chemin a été déblayé, que l’opposition a pu entrer en scène. Le jeu, qui était limité à deux acteurs, est devenu un jeu à trois. Stratégiquement, deux combinaisons étaient possibles, et seulement deux : soit l’alliance du peuple et de l’opposition contre le pouvoir ; soit l’alliance du pouvoir et de l’opposition au détriment du peuple.

Enoncé en ces termes, le constat peut paraître exagéré, voire outrancier. Mais considérons le déroulement des événements : c’est exactement ce qui s’est produit. Sous les deux premiers gouvernements provisoires (Ghannouchi I et Ghannouchi II), une partie de l’opposition a rejoint le régime, tandis que l’autre a continué à le combattre, en reprenant à son compte les revendications populaires. Depuis le troisième gouvernement intérimaire (Caïd-Essebsi), après la dissolution du Cdr et l’adhésion à la Haute Instance, le ralliement n’a pas été partiel, mais général. L’ensemble de l’opposition s’est mis à jouer selon les règles définies par le régime.

Cette soumission aux conditions posées par le pouvoir a eu de lourdes conséquences négatives, non seulement pour la mobilisation populaire, mais aussi pour l’évolution des pratiques partisanes. Après avoir intégré la Haute Instance (mars) et adopté le mode de scrutin par liste (avril), les partis ne se sont plus préoccupés que de leur participation aux élections et du nombre de sièges qu’ils pouvaient en retirer. Obnubilés désormais par cet unique enjeu, ils se sont comportés comme si la campagne portait sur des législatives normales et non pas sur une échéance exceptionnelle, l’élection d’une assemblée constituante. Ils ont oublié que celle-ci avait pour objet central de définir un contrat social, commun à tous les Tunisiens et les liant pour plusieurs générations. Bref, ils ont perdu de vue que leur mission essentielle était une mission d’unité politique, de cohésion sociale et de reconnaissance mutuelle. Au lieu de quoi, ils sont littéralement partis en guerre les uns contre les autres. Ils se sont acharnés à se démarquer, à se distinguer, à se différencier, à se séparer, à se dénigrer les uns des autres, chacun ciblant une clientèle électorale particulière, chacun défendant sa petite boutique, chacun cherchant à l’agrandir, par tous les moyens, y compris les moins honorables.

Le dégoût universel à l’égard des partis et de la politique

Au sein de la Haute Instance, les partis d’opposition n’ont donc pas aplani leurs divergences, ils ont au contraire aggravé leurs divisions, donnant ainsi au régime la possibilité d’utiliser l’opposition contre elle-même, une technique qu’il maîtrise depuis toujours. Même l’épouvantail du danger salafiste, que Ben Ali a instrumenté pendant 20 ans et que l’on croyait disparu avec sa chute, a refait surface et repris du service. Et l’on a vu se durcir comme jamais auparavant le clivage autodestructeur entre «islamistes» et «laïques». Lorsque la tension retombait quelque peu, une quelconque provocation policière remettait le feu aux poudres et le manège repartait pour un tour. On en a eu un nombre incalculable d’exemples.

L’exacerbation des rivalités au sein de l’opposition n’a pas servi que le pouvoir, elle a aussi grandement facilité le travail de noyautage et de verrouillage des agents d’influence étrangers. Pour garantir leurs chances de réussite lors des prochaines élections, plusieurs partis se sont sentis tenus de montrer patte blanche aux «parrains» habituels de la Tunisie, notamment la France et les Etats-Unis. Jamais les contacts n’ont été aussi fréquents que ces derniers mois. Ce qui n’a pas été sans infléchir sérieusement les choix d’orientation de nombreux partis, spécialement en matière d’économie, de sécurité et de politique internationale. Alors qu’il fallait se battre pour rétablir la souveraineté du pays après l’élimination de Ben Ali, des dirigeants d’opposition n’ont pas hésité à l’aliéner davantage, dans le but d’en tirer profit pour leurs propres couleurs.

Une dérive du même genre a été observée sur le plan financier. L’argent est le nerf de la guerre. Comme ils étaient partis en guerre contre leurs concurrents, de nombreux partis, sans moyens au départ, se sont lancés dans des campagnes débridées de collecte de fonds, sans trop se soucier de leur provenance. Le total des sommes ainsi injectées dans le circuit politique est hallucinant, il s’élève à plusieurs milliards de DT. L’origine ? Les monarchies pétrolières et l’Europe pour l’extérieur, des affairistes compromis avec le clan Ben Ali pour l’intérieur – sans doute une manière d’effacer l’ardoise. Plusieurs scandales ont éclaté à ce propos, qui ont surtout éclaboussé le Pdp et Ennahdha. La corruption était la marque de fabrique du Rcd. Le Rcd a été dissous, mais il a fait des émules.

Obnubilés par leurs querelles intestines, obsédés par les efforts que chacun devait déployer pour remplir les caisses et recruter des troupes, les partis n’avaient plus beaucoup de temps à consacrer à contrer le gouvernement. Celui-ci en a naturellement profité pour reprendre progressivement le contrôle de la situation. La récupération s’est faite par paliers, mais de manière continue et, il faut le reconnaître, sans rencontrer trop de résistances. Entre mars et juin 2011, les principaux lieux de pouvoir – les ministères de l’Intérieur et de la Justice, les médias de masse, l’Ugtt, les banques, le patronat, etc. – étaient débarrassés de leurs velléités d’autonomie ou de transparence et fermement mises au pas. Pendant que les partis croyaient qu’ils cogéraient la transition de la dictature à la démocratie, Caïd-Essebsi et son équipe ont travaillé sans répit à ramener les choses à l’état où elles se trouvaient avant le 14 janvier.

Parallèlement, la mobilisation populaire s’est essoufflée, avant de retomber, comme une construction dont les fondations se dérobent. Evidemment, l’agitation sociale n’a pas été stoppée – comment aurait-elle pu l’être, d’ailleurs, avec l’explosion du chômage et la flambée des prix des biens de première nécessité ? –, mais elle est restée éparpillée, ponctuelle, et n’a plus jamais revêtu une dimension nationale. Avec la démobilisation est venue la démoralisation, qui s’est traduite par une espèce de rejet, de dégoût universel à l’égard des partis et de la politique. Le retrait de la population s’est manifesté de manière frappante en juillet et en août, lors de l’ouverture des inscriptions sur les nouvelles listes d’électeurs. Il a fallu ajouter plusieurs semaines aux délais légaux pour approcher péniblement les 50% du corps électoral. Concernant spécifiquement la tranche des 18-20 ans, celle qui a été le fer de lance de la révolution, le taux d’inscription ne dépassait pas les 20% !

Le régime de Ben Ali toujours debout

C’est dans ce contexte général que les Tunisiens sont appelés, ce dimanche 23 octobre, à élire leurs représentants à l’assemblée constituante. L’analyse dressée ici n’est pas optimiste ; elle n’est pas non plus pessimiste ; elle est simplement objective. Ben Ali a été chassé du pouvoir, mais son régime, un moment ébranlé, est toujours debout, malgré plus de neuf mois de «transition démocratique». Très vraisemblablement, le changement effectif ne sera pas non plus réalisé avec les élections de dimanche prochain. La Tunisie est – et restera – un pays surendetté et dépendant. Elle est – et restera – insérée de manière organique dans le système de domination occidental. Elle ne s’est pas écartée – et ne s’écartera pas – des choix économiques désastreux qui lui sont imposés depuis des décennies.

Immanquablement, ces choix continueront à creuser des inégalités insupportables entre les groupes sociaux et les régions. Ils continueront de marginaliser la jeunesse, en particulier les jeunes diplômés. Ils augmenteront toujours plus le rôle destructeur de l’affairisme et de la corruption.

Oui, je le crains, sur tous ces sujets, rien d’important ne changera après le 23 octobre. Que faire alors par rapport aux élections ? S’en détourner ? S’en laver les mains ? Désespérer de son pays et de ses compatriotes ? L’engagement politique exige la lucidité. Mais la lucidité n’est pas synonyme d’abandon ni de démission. Dans un processus révolutionnaire, la victoire ou l’échec sont des notions relatives. Parce que la révolution est un processus, c’est-à-dire une transformation graduelle inscrite dans la durée. Les succès ou les revers doivent être rapportés à une chaîne de moments successifs, bornée aux deux extrémités par un point de départ et un point d’arrivée. Une même chose peut être considérée comme une défaite, si on la mesure à son éloignement par rapport au but vers lequel on tend ; ou comme une victoire, si l’on estime qu’elle a modifié favorablement les données initiales d’un combat qui n’en est qu’à ses premières phases.

J’ai dit que le régime n’avait pas été transformé au niveau de ses structures fondamentales. C’est indéniable. Mais ce n’est qu’un aspect de la question. L’autre aspect, c’est que le soulèvement populaire l’a forcé à changer son mode de fonctionnement. C’est considérable. Depuis janvier dernier, nous avons arraché des espaces de liberté décisifs – libertés d’expression, d’organisation, de manifestation, de représentation – sur lesquels il sera extrêmement difficile de revenir. Parce que le peuple a payé ces avancées de son sang et qu’il ne s’agit plus pour lui, dans ces affaires, de simples droits abstraits, inscrits dans une constitution pour faire joli et que personne ne respecte. Le 14 janvier 2011 n’a rien à voir avec le 7 Novembre 1987, ni même avec le 20 Mars 1956. Et ses conséquences, à moyen et long terme, seront incomparables.

Une autre perspective doit être rappelée, dont le poids va être déterminant à l’avenir. La révolution déclenchée chez nous n’a pas concerné la seule Tunisie ; elle s’est tout de suite propagée parmi l’ensemble des peuples arabes. Les soulèvements de masses qui ont «dégagé» Ben Ali ont aussi «dégagé» Moubarak, puis Kadhafi. Ils vont bientôt «dégager» Saleh et peut-être ensuite Assad. Dans d’autres pays – Iraq, Jordanie, Bahreïn, Arabie saoudite, Oman, Maroc –, malgré la répression, l’agitation reste présente, à l’affût, attendant l’occasion propice pour lancer de nouveaux assauts. Les résultats concrets déjà obtenus ne sont peut-être pas à la hauteur des espérances. Mais les Arabes partaient avec un gros handicap. Ils ont été étouffés par un demi-siècle de tyrannies et d’agressions extérieures. Ils commencent aujourd’hui à secouer le joug ; demain, ils le briseront.

Cela signifie que nous entrons dans une nouvelle époque, à l’échelle de la région et sans doute aussi à l’échelle mondiale. Dans les 10-15 ans qui viennent, les évolutions en cours ne vont pas se ralentir, mais s’accélérer. La vieille exhortation romantique lancée par Guevara depuis la Bolivie («Créer deux ou trois Vietnam !») est en train de se réaliser. Non par des groupes armés, mais par des peuples pacifiques. Non en Amérique latine, mais dans le monde arabe, à cheval entre l’Afrique et l’Asie. Les forces de l’Empire sont confrontées à plusieurs zones de résistance populaire de façon simultanée. Rapidement, elles ne sauront plus où donner de la tête, d’autant que le système économique et financier qui les soutient n’en finit pas de s’écrouler depuis 2008. Le combat en Tunisie n’est pas isolé. Il est porté par un vaste déploiement de l’histoire, qui redistribue les cartes et multiplie les opportunités.

Révolution voulue par les jeunes, dévoyée par les plus âgés

Mais revenons à des préoccupations plus immédiates. Si l’on essaie d’identifier la principale difficulté rencontrée par la révolution tunisienne depuis décembre 2010, on dira qu’elle se situe dans une forme de contradiction, de décalage, entre ce que l’on pourrait appeler son moteur objectif (le peuple, qui voulait renverser le régime) et ce que l’on pourrait appeler son moteur subjectif (l’élite intellectuelle et politique, les partis d’opposition, qui n’ont pas voulu ou pas su se mettre au service de cette demande de révolution). Etant donné les particularités de la pyramide démographique, on pourrait ajouter que le décalage entre l’objectif et le subjectif est aussi un décalage entre les générations. La révolution a surtout été voulue par les jeunes ; elle a été dévoyée surtout par les plus âgés.

Cette situation n’a rien d’exceptionnel. C’est même une règle constante en sociologie. Certes, les élites aiment toujours se faire passer pour le secteur le plus éclairé de la population, et donc comme son avant-garde naturelle. En vérité, elles n’en sont que l’expression moyenne, la sophistication verbale en plus. En outre, elles font le plus souvent partie des milieux économiquement privilégiés – des privilèges qui se consolident avec l’âge, avec l’avancement dans la carrière et les promotions. En général, et contrairement à l’image qu’elles veulent donner d’elles, les élites sont foncièrement conservatrices : quand bien même elles le critiqueraient sur tel ou tel aspect, elles sont viscéralement attachées au maintien de l’ordre existant.

La situation ne change à ce niveau que lorsque le corps social commence à être remué par des secousses qui annoncent l’arrivée de la tourmente révolutionnaire. Il peut alors s’opérer une sorte de scission, de polarisation des élites. A ce moment-là, selon des rythmes et des procédures variés, on peut assister à la naissance d’élites intellectuelles et politiques capables de se vouer au peuple et à la révolution. En Tunisie, pour les militants du vrai changement, pour les vrais combattants de l’indépendance et de la liberté, c’est le travail qui les attend. C’est la tâche stratégique de l’étape qui commence : avec la jeunesse qui s’est levée en décembre et janvier, aider à la cristallisation d’une nouvelle culture et d’une nouvelle élite nationale. Cela, dans tous les domaines de la vie collective – la politique et la pensée, l’art et la littérature, la vie associative et l’action syndicale –, en dépassant les clivages idéologiques de convenance, en particulier celui opposant les «modernistes» aux «islamistes», parce que leurs présupposés respectifs sont superficiels et unilatéraux et que leurs disputes ne servent qu’à diviser la population et à la retourner contre elle-même.

Pour l’heure, le problème le plus urgent est celui des élections. J’ai porté un jugement sévère à l’égard des partis qui vont solliciter nos suffrages. Le jugement est fondé dans la mesure où il est global. Si l’on passe au cas par cas, le tableau est beaucoup plus complexe. Par bien des aspects, les partis sont responsables de la crise actuelle, mais ils ne sont pas tous coupables, et quand ils le sont, ils ne le sont pas dans les mêmes proportions. (Je ne parle que des partis dont l’existence est antérieure au 14 janvier. A 90%, les autres, les nouvelles formations, on peut imaginer qu’elles vont disparaître après le scrutin, aussi bizarrement qu’elles sont apparues.) Quand on regarde les choses de près, on constate d’ailleurs que la situation d’aucun parti n’est définitivement fixée. Si les directions sont restées généralement entre les mêmes mains, les effectifs ont énormément bougé. Il y a eu une sorte de turn-over incessant à peu près partout, des arrivées massives et des départs conséquents. Dans certains cas, le ratio ancien adhérent/nouvel adhérent a dépassé les 100. Les organisations sont donc plongées depuis janvier dans un véritable maelstrom, qui modifie tout, aussi bien leur base sociale que leur orientation politique. Le travail de décomposition-recomposition auquel j’ai fait allusion est à l’œuvre dans toutes les structures et il faudra certainement attendre plusieurs mois encore pour que les choses commencent à se décanter.

Il faut pourtant se déterminer et choisir, à l’intérieur de cet environnement passablement mouvant et incertain. Des milliers de listes sont en compétition, surtout des listes partisanes, mais aussi beaucoup de listes indépendantes. Dans le tas, il y a un grand nombre de candidats intègres et dévoués. Voter pour eux en conscience – et barrer la route aux partis qui se contenteront d’un simple ravalement de façade de l’ancien système – est un devoir civique élémentaire. Même si l’on est convaincu d’avance que l’opération électorale ne sera pas aussi "sincère et transparente" qu’on nous l’annonce.

A titre personnel, j’ai décidé de voter en faveur des listes du Congrès pour la république (Cpr). (Cette dernière année, je n’ai pas toujours été d’accord avec les prises de position politiques du Cpr. Mais le mieux est l’ennemi du bien. Dans les circonstances actuelles, les divergences secondaires ne doivent pas entrer en ligne de compte.) Les raisons d’un tel choix sont nombreuses. Je les énumère par souci de clarté.

-    En douze ans d’existence, le CPR n’a jamais pactisé avec le régime Ben Ali, contrairement à la plupart des autres formations de l’opposition ;
-    Il ne s’est pas compromis non plus avec les gouvernements Ghannouchi I et II ;

-    Il n’a pas été impliqué dans des affaires de financement occulte ;

-    Sa ligne générale est cohérente : démocratie, souveraineté, refus du néolibéralisme, fédéralisme arabe, sécularisme, reconnaissance de l’islam comme facteur culturel constitutif de notre identité nationale.

L’ancrage idéologique du Cpr me convient et je crois qu’il est conforme aux grandes aspirations du pays. Il me laisse espérer que ce parti pourrait devenir, demain, avec d’autres, l’un des points d’appui à partir desquels il serait possible de mieux préparer les prochaines batailles. Le 14 Janvier a ouvert une porte et laissé entrevoir l’avenir. Le vrai combat commence maintenant.

* Ecrivain, auteur de ‘‘Syndrome Bourguiba’’.