Mohsen Dridi – Voilà, sans doute, LA question casse-tête qui traverse l’esprit de millions de Tunisien(ne)s en prévision de l’échéance du 23 octobre 2011. « Pour qui vais-je voter ?».
Je dois avouer que je me la pose un peu également. Oh! Je mentirais si je ne disais pas, dans le même temps, que mes sensibilités politiques m’aident, tout de même, à identifier les listes avec lesquelles j’ai le plus d’affinités et de proximité. Ou, par la négative, celles pour lesquelles j’ai le moins d’affinités.
Pour autant au vu du paysage électoral, j’avoue ma profonde déception. Déception non pas tant par le nombre de partis et de listes concurrentes, non. C’est un phénomène presque normal dans un pays qui connaît un bouleversement aussi profond que celui que traverse la Tunisie (en 1990 en Roumanie eurent lieu les premières élections libres depuis plus de 50 ans et 70 partis et 7.000 candidats étaient en lice pour l’élection du parlement). Qui plus est cela démontre la vitalité de la société civile pour la chose politique et c’est un bon signe ! Et pour être tout à fait franc, la vitalité de la société civile et notamment les nombreuses listes indépendantes constitueront demain le contre-pouvoir indispensable pour la démocratie.
Et puis, tout compte fait, les Tunisien(ne)s vont tout simplement devoir faire leur propre expérience d’une transition vers la démocratie. Et personne d’autre ne la fera à leur place. Ils peuvent, certes, s’appuyer sur les expériences d’autres pays ou encore sur l’histoire mais il n’y a au final que l’expérience concrète des Tunisien(ne)s eux-mêmes qui est importante et décisive. D’autant qu’il n’y a pas de «prêt-à-porter» en la matière. C’est pour cela qu’il y a presque tout à inventer.
Simple répétition des échéances à venir ?
Non, ce qui me déçoit surtout c’est le fait que tous les partis (ou presque) et toutes les listes indépendantes (ou presque) soient allés vers cette échéance du 23 octobre comme s’il s’agissait de l’élection ordinaire d’une chambre des députés ou d’une assemblée nationale ordinaire pour une législature ordinaire (de 4 à 5 ans) et tout compte fait comme si nous étions en temps ordinaire. 1.600 listes environ dont 42% de listes indépendantes en Tunisie même (et 152 listes à l’étranger) dont seules 77 listes ont été formées par des coalitions.
Comme si les partis politiques n’avaient pas pris la mesure des enjeux du moment ! Comme si cette échéance d’octobre 2011 n’était qu’une simple répétition des échéances à venir, comme si certains se projetaient déjà …
Or les objectifs principaux de la Constituante sont, à mon humble avis, les suivants :
1/ rédiger et proposer ensuite au peuple tunisien une constitution démocratique qui fonde les libertés individuelles et collectives ainsi que les institutions adaptées ;
2/ accélérer les travaux des commissions d’enquêtes (commission nationale d’établissement des faits sur les affaires de malversation et de corruption et celle chargée de l’établissement des faits sur les abus durant la révolution) qui n’ont que trop traîné et tardent à donner les résultats laissant du coup se propager, chez les Tunisien(ne)s, le goût amer que l’impunité reste de mise ;
3/ former l’exécutif (président de la république et gouvernement) qui aura la charge de concrétiser, sous la responsabilité de l’assemblée constituante, les tâches urgentes en matières économiques et sociales tout en assurant la continuité de l’Etat de la période transitoire.
Et à mon grand regret, rares sont les partis qui ont proposé aux Tunisien(ne)s les projets et les programmes qui répondent (ou qui tentent de répondre) à ces enjeux. Et c’est, peut-être, ce qui explique, entre autres facteurs, cette inflation de partis et de listes à cette élection. «Les partis qui mettent en avant surtout leurs programmes économiques et sociaux en ce moment pour les élections de la Constituante sont en train de tromper l’opinion publique», n’hésite pas à écrire Abderrazak Lejri dans son blog. Disons qu’ils se trompent surtout d’échéances.
Donner à l’Etat la légitimité qui lui manque
L’essentiel n’est-il pas ailleurs ? La révolution tunisienne, révolution de la dignité et de la liberté, a ouvert la voie à de profondes transformations dans la société tunisienne. Il s’agit, après avoir «dégagé» le dictateur et ses proches, de faire en sorte que le processus de transformation démocratique trouve des débouchés sur les plans politique et institutionnel. Et l’enjeu n’est rien moins que l’édification des fondements du système qui va réorganiser la vie politique et les institutions en Tunisie pour, vraisemblablement, les décennies – voire le siècle – à venir.
Evidemment l’élection de l’assemblée Constituante va commencer par donner au pays la légitimité politique et institutionnelle qui lui manquait jusque là. Ceux et celles qui seront élu(e)s à cette assemblée Constituante pourront en effet se prévaloir d’une réelle légitimité populaire, grâce aux urnes. Mais, attention, il faudra se garder, une fois élu, des dérives possibles de l’autosuffisance. Si le peuple et surtout les citoyen(ne)s donnent leur confiance à des femmes et des hommes, il est exclu qu’ils acceptent, sous quelque forme que se soit, le retour à l’autoritarisme ou qu’on lui confisque son libre choix.
La démocratie, en tant que système qui garantit les libertés, est l’objectif à atteindre. Il faudra simplement que ces élu(e)s gardent à l’esprit que pour que la démocratie fonctionne, se diffuse dans la société et, surtout, se pérennise, elle doit s’appuyer sur le principe, la démarche et l’état d’esprit suivants : si c’est la majorité issue des urnes qui gouverne, et cela va de soi, elle se doit également et néanmoins de garantir le droit d’expression de la minorité et de l’opposition. Au fond, les membres de la Constituante après le 23 octobre qui auront la charge de rédiger la constitution et de définir le régime politique futur se doivent impérativement de définir avant tout le cadre et les règles destinés à gérer les désaccords et contradictions entre les différentes options politiques qui s’expriment. Car, après tout, il ne s’agit que de contradictions qui reflètent les sensibilités diverses de la société, sensibilités qu’il ne faut surtout pas passer sous silence. Il faut simplement les assumer comme un phénomène normal en politique qu’il faut justement gérer politiquement, c’est à dire sans recourir à la violence, de la manière la plus légale et la plus transparente qui soit. Un point c’est tout !
Je dirai même que la démocratie, comme la liberté, puise sa force non pas grâce à une élection particulière – fut-elle la plus prestigieuse – mais davantage dans sa capacité à pérenniser les conditions de sa propre reproduction. Et qui plus est, elle ne saurait se contenter d’appeler les citoyen(ne)s à se mobiliser lors des échéances électorales mais, également, à favoriser leur libre participation à tous les niveaux de la vie de la cité. Et surtout au niveau local.
L’arrogance et/ou la puissance de l’argent
Les partis politiques se trompent peut-être d’élection. De ce point de vue je pense qu’il eut été souhaitable que ceux-ci soient un peu plus audacieux en prenant des initiatives de regroupements et de coalitions fondés justement sur les enjeux essentiels (la nature du système politique, la durée de la constituante, les urgences en matière économiques et sociales, les réponses indispensables concernant les abus et la corruption de l’ancien régime, …). Cela aurait peut-être permis aux citoyen(ne)s de mieux cerner les clivages entres les diverses sensibilités politiques et philosophiques. Sans oublier que les coalitions auraient du même coup réduit sensiblement le nombre de listes sur l’échiquier électoral. Il aurait fallu plus de pédagogie. Et sans doute aussi une certaine éthique. Ethique ?
D’autant qu’il y a de quoi être effaré quand on voit de quelle manière et avec quelle rapidité se sont reconvertis d’anciens cadres et apparatchiks de l’ex-Rcd sous diverses étiquettes politiques pour tenter de recueillir à leurs profits les suffrages des Tunisien(ne)s. Et sans aucun complexe (et encore moins de regrets) par-dessus le marché.
Et cette inquiétude est d’autant plus fondée qu’elle trouve matière dans le comportement même de certains mouvements politiques (comme le Pdp et l’Upl pour ne pas les citer) qui ont refusé d’appliquer la règle proposée par l’Isie, relative à la publicité politique (le marketing diraient certains) admise par ailleurs par l’ensemble des autres listes. Quelle image pensent-ils donner à l’opinion par de tels comportements ? L’arrogance et/ou la puissance de l’argent seraient-ils donc, à ce point, au-dessus de tout ? Non-messieurs-dames la politique c’est avant tout de l’éthique !
J’aurais, pour ma part, tellement souhaité que les partis politiques de sensibilité progressiste se réunissent dans une large coalition à partir des enjeux fondamentaux énumérés plus haut. Il en avait été question à un moment avec la constitution du Pôle démocratique et moderniste (Pdm) mais curieusement il s’est réduit à quelques mouvements comme une peau de chagrin. Alors même qu’il aurait dû élargir sa base de rassemblement. Les raisons sont-elles à rechercher dans les comportements et les calculs politiciens à courte vue ? Pourtant je ne jetterai pas la pierre à ce «Pôle» qui a, au moins, le mérite d’exister !
Bien-sûr, me direz-vous, il sera toujours temps, après les élections, lorsque se réunira la nouvelle assemblée constituante de trouver les terrains d’entente pour constituer des regroupements et des coalitions. Seulement le problème est qu’elles risquent de se faire non pas sur des clivages politiques fondamentaux mais sous la pression de l’urgence ou pour des motifs et des calculs politiciens. Elles risquent d’être entachées d’opportunisme ; qui plus est une telle pratique est tout simplement anti-démocratique. Et je trouve cela dommageable pour la démocratie naissante en Tunisie. Encore et toujours l’éthique.
Il restera alors demain à la société civile de jouer son rôle de contre-pouvoir. D’où aussi l’intérêt et la nécessité de ne pas tomber dans la confusion entre les Ong, les associations et les partis politiques.
L’autonomie des premières est, comme on le voit, plus qu’indispensable.
Alors quant à moi, et pour toutes les raisons évoquées, j’irai voter !
Pour la démocratie, les libertés, la justice, la dignité, l’égalité et… l’éthique.
* Saint-Denis (France).