Mouldi Fehri écrit – La révolution a surpris tout le monde, y compris les hommes politiques tunisiens. Comment a-t-elle évolué depuis le 14 janvier ? Et quelles sont les chances de réussite de la transition démocratique ?


Inattendue, voire inimaginable, il y a quelques mois, la révolution du 14 janvier 2011 en Tunisie a surpris tous les observateurs et s’est surtout singularisée par sa spontanéité, sa rapidité et son caractère pacifique.

Spontanéité, puisque personne ne s’y attendait, y compris les partis politiques tunisiens qui auraient pu ou dû l’organiser et la diriger, comme c’est généralement le cas dans toute révolution.

Rapidité, puisqu’il a suffi de quelques semaines pour provoquer la fuite du dictateur Ben Ali et la fin de son régime autoritaire, policier et mafieux.

Caractère pacifique, enfin, car contrairement à ce qui se passe dans ce genre de situation, le peuple tunisien a pu et su résister aux forces de l’ancien régime, sans violence et avec beaucoup de civisme, malgré une répression sanglante qui a fait de nombreuses victimes surtout parmi les jeunes qui se sont sacrifiés et ont été ainsi les grands martyrs inoubliables de cette première révolution arabe.

Aujourd’hui, la Tunisie qui prépare, non sans difficultés, son passage à la démocratie, est devenue pour le monde entier une sorte de «laboratoire» dont les expériences sont suivies et observées avec beaucoup d’intérêt et de curiosité ; tant il est vrai qu’on y assiste à un grand dynamisme, un foisonnement d’idées et une multitude d’initiatives, de rencontres, de conférences et de débats télévisés, sans précédent dans le monde arabe, voire même ailleurs.

Parmi les décisions prises dans ce contexte, la plus importante est, sans doute, la mise en place d’une Assemblée nationale constituante, élue le 23 octobre et qui a pour mission principale de rédiger une nouvelle Constitution, déterminant les bases d’un nouvel ordre politique, économique, social et culturel rompant définitivement avec les séquelles de l’ancien régime. Cet événement est en lui-même exceptionnel, puisqu’il offrira aux Tunisiens leurs premières élections libres, démocratiques, pluralistes et transparentes.

Mais, quelles sont les chances réelles de réussite de cet élan révolutionnaire et démocratique et dans quelles conditions, les Tunisiens vont-ils pouvoir réaliser les objectifs de leur révolution et leurs aspirations légitimes à la liberté, à la dignité et au progrès ?

Pour cela il serait utile de s’intéresser à la situation générale du pays depuis le déclenchement de la révolution (I), de voir quelle est la démarche suivie jusque-là pour réussir le processus démocratique en cours (II) et de scruter les conséquences possibles de l’environnement régional et international sur cette première révolution arabe (III).

Situation générale depuis le 14 janvier

Sans vouloir dresser un tableau sombre et tomber dans un catastrophisme excessif, on peut dire que, malgré une évolution positive et globalement encourageante, la situation générale du pays est encore très fragile et reste dominée par des éléments qui incitent plutôt à la prudence, avant de pouvoir crier victoire.

Les Tunisiens se sont certes débarrassés de Ben Ali et de son pouvoir dictatorial (ce qui est déjà considérable), mais les tâches qui les attendent sont importantes et beaucoup de problèmes restent sans solutions, de nouveaux sont apparus et les gens sont impatients, parfois inquiets et se posent souvent des questions sur l’avenir proche et à court terme de leur pays. L’apprentissage de la démocratie et la découverte de la liberté semblent donc se faire progressivement, mais dans la douleur, l’incertitude et les hésitations.

Encore une fois, il n’est pas question ici de faire peur, mais simplement d’attirer l’attention sur un certain nombre d’événements qui se sont produits (ou accentués) depuis janvier 2011 et qui pourraient mettre en danger la réalisation des objectifs de la révolution. Les plus significatifs, parmi ces événements, sont d’ailleurs liés à l’héritage de l’ancien régime et/ou à la nature de l’étape de transition et concernent les faits suivants :

1. Les difficultés économiques et sociales, dont la plus importante et surtout la plus urgente est, bien entendu, l’augmentation du chômage en général et celui des diplômés en particulier.

Ce phénomène, qui n’est pas propre à la Tunisie, s’explique ici par deux éléments essentiels, à savoir, d’une part une volonté politique sélective et détestable de l’ancien régime tendant à marginaliser ou à ignorer une partie de la population, et d’autre part une inadéquation totale entre les diplômes préparés à l’université et les besoins réels du marché de l’emploi.

Ce chômage récurrent ou cette privation presque totale d’accès à l’emploi, non seulement met la personne dans le besoin et la précarité, mais provoque chez elle un sentiment d’inutilité, d’impuissance et de désespoir dont les conséquences sont souvent imprévisibles, pour la personne elle-même comme pour la société. Le cas du jeune Mohamed Bouazizi est ici très significatif et se passe de tout commentaire.

2. L’impatience tout-à-fait compréhensible et justifiée des populations des quartiers pauvres, des villes et régions entières délaissées (notamment au sud et à l’intérieur du pays) qui se trouvent dans une situation alarmante et ne supportent plus d’être oubliées et abandonnées, à cause d’une politique de développement économique, sociale et culturelle centrée exclusivement sur quelques régions côtières et ignorant le reste du pays. Elles veulent que la révolution se traduise, par des solutions concrètes, rapides et urgentes pouvant mettre fin à leur calvaire.

3. Les problèmes de tribalisme renaissant et/ou d’insécurité liés aux difficultés précitées et parfois attisés ou provoqués par des forces contre-révolutionnaires, qui ne ratent aucune occasion pour essayer de déstabiliser le pays et le plonger dans le chaos.

Plusieurs désordres et même des affrontements armés apparaissent ainsi, de façon épisodique, dans différentes villes, sans qu’on puisse en expliquer les causes réelles ou en déterminer les origines. On assiste, presque impuissants, à des actions apparemment bien préparées, visant à semer le trouble et l’anarchie dans le pays, pour éventuellement justifier, par la suite, une reprise en main de la situation par les hommes du pouvoir déchu restés en embuscade.

4. La multiplication des grèves et sit-in dans différents secteurs et différentes villes qui, dans ce contexte général et malgré leur caractère souvent légitime, finissent par compliquer et entraver l’activité économique du pays. Ce qui a pour conséquence immédiate d’affecter la confiance des investisseurs et surtout les étrangers parmi eux, et de les inciter à fermer ou délocaliser leurs entreprises et à aggraver par là-même le problème du chômage (près de 700.000 demandeurs d’emplois à ce jour), à un moment où la question de création d’emplois est pourtant une des urgences nationales.

5. L’attitude particulièrement frileuse du patronat et surtout des grands groupes industriels qui, face à ces difficultés, multiplient les licenciements et les fermetures d’entreprises, au lieu d’avoir, au moins pendant ces circonstances historiques exceptionnelles, un comportement solidaire et responsable.

6. Le désarroi du Tunisien qui, à peine sorti d’une longue période de dictature, se trouve (ou se sent) un peu à la croisée des chemins, sans repères et sans aucune perspective d’avenir claire. Il a beaucoup d’espoir, mais aussi des doutes, des incertitudes et surtout un manque de confiance total en tout ce qui est politique. Ayant toujours été éloigné du fait politique, qu’on lui a souvent présenté comme un «domaine réservé» ne relevant que du «Prince» et qui de surcroît «pourrait être source de problèmes pour quiconque s’en préoccupe», le Tunisien (à part les élites et quelques militants ou autres initiés) manque, de toute évidence, de formation dans ce domaine. Il se méfie, par conséquent, de l’ensemble des partis politiques, a du mal à suivre leurs activités, parfois à comprendre leurs discours et à se situer par rapport à leurs projets, à leurs propositions ou encore à leurs tiraillements et leurs dissensions. Le peu d’empressement des gens à aller s’inscrire sur les listes électorales, en préparation des élections de l’Assemblée constituante, trouve peut-être une partie de son explication dans cet état de fait.

Une telle attitude est d’ailleurs très regrettable et doit être combattue, car contrairement aux idées reçues et propagées par certains milieux, les partis politiques contribuent à l’instauration de la démocratie et évitent généralement aux pays de tomber dans l’anarchie. Ils encouragent et préparent l’individu à être un citoyen actif et averti en lui donnant la formation et l’information dont il peut avoir besoin pour participer de façon efficace et constructive à la vie en société.

7. Les hésitations et la fragilité des autorités publiques de transition, qui en l’absence d’une légitimité et malgré beaucoup de bonne volonté, d’effort et de sérénité, peinent parfois à imposer leurs décisions, dans un pays et à une période où, en plus des difficultés héritées de l’ancien régime, il faut gérer et prévenir les problèmes liés à la crise libyenne et à un environnement général incertain, voire imprévisible.

Demain:

Tunisie post-révolution. Le consensus pour réussir la transition (2/2)