Jamel Dridi écrit – Enfin ! Oui, enfin, c’est le premier mot qui m’est venu à l’esprit lorsque j’ai mis mon bulletin dans l’urne. Enfin, le peuple a voix au chapitre.
Cela faisait longtemps que je n’étais pas entré dans un consulat aussi léger et aussi fier d’être Tunisien.
Amar, mon voisin de file, Tunisien fougueux de presque 70 ans, qui est à la retraite, a eu la même pensée que moi à sa façon : «Maintenant ‘‘oulidi’’, j’existe. Sous Bourguiba, le Tunisien était un enfant muet. Sous Ben Ali, c’était pire. Le Tunisien était un enfant muet battu. A partir de maintenant, je ne vais plus fermer ma guoule (comprenez gueule)». Bien dit haj.
«Quand j’ai glissé mon bulletin dans l’urne»
Certes, on peut avoir des doutes sur le scrutin. Comment peut-il en être autrement après 23 ans ou chaque élection était truquée ? Certes, il y a des blessés de la révolution délaissés faute de prise en charge médicale sérieuse. Certes beaucoup de choses ne vont pas bien, etc., mais quand j’ai glissé mon bulletin dans l’urne, j’ai tout oublié le moment d’une seconde. J’étais dans une bulle positive ! J’ai enfin existé dans ce pays. Je ne suis plus un Tunisien sans voix.
Si l’on pointe souvent les travers de notre administration, il faut ici souligner que l’organisation électorale au consulat de Lyon a été, pour moi, impeccable. L’accueil est positif. Les informations sont claires. Les rôles sont bien répartis. Après vérification rapide de la pièce d’identité, le vote ne dure pas plus de 5 minutes. Les gens semblent contents. Ils apprécient tous ce moment.
Je vois là plusieurs connaissances. Hakim, chef d’entreprise, qui a pris le temps de venir mettre le bulletin dans l’urne, m’explique que les interrogations sont encore nombreuses, «que l’avenir est incertain, qu’il ne sait pas si ces élections seront transparentes et si elles serviront à quelque chose, etc.», mais qu’à l’instant, il savoure cet instant où il peut enfin s’exprimer.
Une poignée de main aussi à Lotfi, tête de liste du Cpr Rhône Alpes, qui a tenu tant de réunions d’information à l’adresse des Tunisiens, qui, tout sourire, me salue et m’explique qu’il a voté très tôt le premier jour et qu’il apprécie lui aussi ce moment tant attendu.
«Ah j’ai compris, t’as choisi un chef»
Plus le temps de discuter ; il faut aller chercher les petits à l’école. La petite dernière qui n’a pas encore 5 ans remarque tout de suite l’encre bleue. Pourquoi t’as le doigt bleu ? Longue explication sur le vote, le pourquoi du comment. Long silence. Le cerveau de la petite travaille. Ce n’est pas facile de comprendre ces choses-là à son âge. D’un coup, une phrase sort : «Ah j’ai compris, t’as choisi un chef… et est-ce que t’as choisi Ben Ali ? (pendant longtemps, ce nom a été de nombreuses fois prononcé à la maison entre janvier et aujourd’hui en raison de l’actualité ; ça a marqué les esprits de toute la famille et surtout des enfants).
Sourire entendu entre ma femme et moi qui avions tous les deux le doigt bleu. Pas l’envie de rentrer dans les détails du passé. Une phrase simple sort de notre bouche «Non, non, Ben Ali c’est fini, c’était avant, aujourd’hui on a choisi quelqu’un d’autre… ».
On espère vraiment que les générations tunisiennes futures ne connaîtront plus de «Ben dictateur».
Oui enfin, les choses vont peut-être changer dans le bon sens ! Dans tous les cas, pour moi, ce jour du vote restera historique.