Mouldi Fehri écrit – La révolution a surpris tout le monde, y compris les hommes politiques tunisiens. Comment a-t-elle évolué depuis le 14 janvier ? Et quelles sont les chances de réussite de la transition démocratique ?


Face aux difficultés énumérées dans le précédent article et au doute qui entoure les étapes à venir, il convient de souligner avec beaucoup de satisfaction l’accord tacite auquel sont parvenus, dès le début, les principaux acteurs de la vie politique et sociale de la Tunisie postrévolutionnaire, concernant le recours systématique et constant à la recherche du consensus politique pour toutes les décisions engageant l’avenir du pays.

C’est cet engagement moral qui a permis (et permet encore) la continuité de la gestion des affaires publiques et un fonctionnement relativement normal de l’Etat, surtout après la dissolution de l’ancien parlement et la suspension de la Constitution de 1959.

C’est également sur cette base qu’une organisation provisoire des pouvoirs publics a pu voir le jour, avec un président de la république provisoire, un gouvernement de transition et en particulier une structure originale, à savoir la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique, qui regroupe un grand nombre de partis politiques et de représentants de la société civile et des régions.

En l’espace de quelques mois et malgré beaucoup d’obstacles, cette instance a réussi, sur la base du consensus (et parfois d’une large majorité), à produire un bon nombre de textes législatifs adoptés et promulgués sous forme de décrets-lois, parmi lesquels le Code électoral réglementant les élections à l’Assemblée constituante et la mise en place de l’Instance supérieure indépendante pour l’organisation et la supervision des élections (Isie).

1) L’Assemblée constituante : un choix risqué, mais efficace sur le plan institutionnel, tout reste à faire (ou à refaire), puisque les Tunisiens ont choisi la solution la plus difficile, mais certainement la plus efficace pour rompre avec le passé, en optant pour l’élection d’une Assemblée constituante chargée essentiellement de doter le pays d’une nouvelle Constitution et donc de nouvelles institutions et règles de vie en commun.

Cette solution est effectivement loin d’être simple, puisqu’elle a posé dès le départ (et pose encore) des problèmes importants entre les différents acteurs politiques, concernant la durée du mandat de cette Assemblée et le contenu réel de ses prérogatives.

La crainte est ici de voir cette Assemblée élue, donc tirant sa légitimité du peuple et n’ayant aucun contre-pouvoir, s’installer dans la durée (certains parlent de 3 ou 4 ans, voire plus) et de fait comme de droit, concentrer entre ses mains tous les pouvoirs et par conséquent la possibilité de façonner l’avenir du pays en fonction des choix de la majorité qui va se dégager en son sein. Sans compter avec les risques possibles de dissensions internes, dues au jeu des alliances et donc d’une instabilité des pouvoirs et du pays.

Pour parer à toutes ces éventualités, il conviendrait de déterminer, tout de suite, par un nouveau décret-loi (et il n’est jamais trop tard pour bien faire), les prérogatives et la durée du mandat de cette Assemblée. Elle pourrait ainsi disposer d’une durée de douze mois au maximum et avoir pour mission de :

* Choisir (parmi ses membres ou en-dehors) les instances provisoires de l’exécutif avec :
- un président de la République qui nommera un Premier ministre (éventuellement, issu de la majorité qui se dégagera au sein de l’Assemblée constituante).

- ce Premier ministre proposera à l’approbation de l’Assemblée constituante un gouvernement provisoire formé de préférence de technocrates, chargé d’assurer la continuité de la gestion de l’Etat et de traiter les dossiers les plus urgents (ex : chômage, situation des familles marginalisées et celles des martyrs…), mais aussi de préparer les prochaines échéances électorales, dès que possible et sur la base des règles définies par la nouvelle Constitution. La durée de son mandat sera la même que celle de l’Assemblée constituante et prendra fin au plus tard à la mise en place du 1er gouvernement formé sur la base des nouvelles règles constitutionnelles.

* Déterminer la feuille de route de ce gouvernement provisoire et assurer le suivi et le contrôle de son action.

* Rédiger la nouvelle Constitution, dans un délai maximum de 6 mois et la proposer à un référendum populaire pour adoption (en cas de rejet, elle aura ainsi le temps de revoir sa copie).

* Préparer, avec ce gouvernement provisoire, les nouvelles échéances électorales, notamment les présidentielles et les législatives.

Enfin, pour ne pas devenir source de problèmes, cette Assemblée doit se tenir à ces règles de durée et de prérogatives, pour laisser la place, au terme de son mandat (au maximum 12 mois), aux nouvelles instances législatives et gouvernementales qui seront élues, cette fois au suffrage universel direct, sur la base des règles qu’elle aura, d’ailleurs, elle-même définies dans la nouvelle Constitution. Nous serons, alors, dans une situation normale et les pouvoirs publics auront acquis un caractère légitime.

Toute autre hypothèse serait une porte ouverte sur l’inconnu et une aventure dont personne ne pourra envisager la fin et où tout sera possible, à commencer par une période d’instabilité et donc de paralysie totale du pays.

2) Les élections du 23 octobre. La mise en place de l’Assemblée constituante offre, aux Tunisiens la possibilité de connaître par la même occasion leurs premières élections libres, pluralistes et démocratiques. Ce qui est en soi un événement inédit dans tout le monde arabe. Mais, pour préparer et organiser ses élections, la Tunisie n’a disposé que de quelques mois. La tâche a été difficile et compliquée, et il a fallu beaucoup de courage et d’abnégation pour y arriver enfin.

La plupart des Tunisiens ont attendu, avec impatience et fierté le jour où, enfin, ils vont pouvoir exercer, au moins une fois dans leur vie, ce droit de vote dont ils ont toujours été privés. Mais, beaucoup d’indices montrent qu’ils n’ont pas tous la même perception de ces élections, à tel point que certains d’entre eux pensent encore qu’il s’agit d’élire un nouveau président de la république ; et ce malgré les efforts d’explication déployés par l’Isie depuis plusieurs semaines.

Cette confusion, tout-à-fait prévisible et à la limite compréhensible (voire normale), vient en fait d’un manque de formation et de culture politiques évident entretenu par l’ancien régime, dans un pays où les élections ont toujours été une mascarade et où le peuple n’avait qu’un rôle de simple spectateur, habitué à ce qu’on décide à sa place et dont on attendait toujours une adhésion supposée indéfectible.

De leur côté, les partis politiques et surtout les nouveaux parmi eux (une centaine sur 111) ne font pas mieux et contribuent à brouiller un peu plus les cartes.

A travers leurs interventions télévisées, et surtout depuis le démarrage de la campagne électorale, le 1er octobre, ils donnent globalement une image confuse et très décevante de l’action politique. Ce qui montre pour certains un amateurisme évident, pour d’autres une malice et un calcul politicien malsains et pour une 3ème catégorie un manque de clairvoyance étonnant.

Les premiers sont bien sûr les nouveaux partis qui font leur apprentissage politique et dont beaucoup disparaitront d’une façon ou d’une autre dans très peu de temps.

Les seconds sont des partis qui veulent profiter de la légitimité qu’offrent ces élections pour détourner l’Assemblée constituante de son objectif initial, prendre ainsi le pouvoir de façon déguisée et s’y installer pour une longue période : 4 ou 5 ans au minimum, nous dit Moncef Marzouki, président du Congrès Pour la République (Cpr).

Les 3èmes sont ceux qui semblent favorables à la défense et à la consolidation des acquis institutionnels, civiques et modernistes de la nation, mais avec des stratégies différentes. Les points qui les séparent ne sont pas insurmontables et n’auraient pas dû les empêcher de former une coalition avant et pendant la Constituante. Pour cela, ils devaient seulement accepter de mettre, provisoirement, entre parenthèses tous les clivages et toutes les divergences politiques et idéologiques existant entre eux, même si elles sont tout-à-fait légitimes.

On aurait souhaité les voir se regrouper dans le cadre d’un «front démocratique de tous les Tunisiens» épris de liberté, de progrès et de démocratie pour se présenter auxdites élections sur des listes d’union nationale (reflétant la richesse et la diversité de leur base électorale) au nom de ce «front» et autour de quelques objectifs fondamentaux, comme :

- la recherche de l’intérêt national avant et au-dessus de tout intérêt personnel ou partisan ;

- la sauvegarde et la consolidation des acquis institutionnels, civiques et culturels de notre pays et surtout des droits et libertés individuels et collectifs ;

- la mise en place (à travers ces élections) des conditions nécessaires à l’instauration d’une nouvelle république démocratique, solidaire et moderne.

Malheureusement rien de tout cela n’a été fait, à part l’exception représentée par le Pôle démocratique et moderniste (Pdm), qui va dans le bon sens, mais qui reste tout-à-fait limitée et restreinte pour pouvoir jouer un rôle déterminant au sein de l’Assemblée constituante. Espérons qu’elle puisse se développer et se renforcer par d’autres organisations politiques partageant les mêmes aspirations.

En dehors de cette expérience positive, les partis politiques, qui ont préféré à cette attitude responsable et patriotique celle de la division et de la recherche des intérêts personnels et partisans, ne font qu’hypothéquer leur propre avenir et peut-être celui du pays.

On a, en fait, l’impression qu’ils se trompent totalement d’étape et d’élection, car (faut-il le rappeler ?) et au risque de désenchanter quelques-uns d’entre eux, il ne s’agit cette fois ni d’élection présidentielle ni parlementaire.

Il aurait fallu donc respecter les électeurs, leur dire la vérité et arrêter de les tromper comme d’autres le faisaient avant : l’Assemblée élue le 23 octobre (et sauf déviation dangereuse) n’est pas un parlement, même si pendant un temps limité et de façon exceptionnelle elle prendra (ce qui est normal) quelques mesures législatives d’urgence, à côté de sa mission principale qui est sa raison d’être.

3) Quel régime pour la 2ème république tunisienne ?

Sur le choix du régime à venir, les Tunisiens sont, de toute évidence, partagés entre un «régime présidentiel» et un «régime parlementaire».

Les adeptes du deuxième semblent être nombreux et leur position pourrait paraître raisonnable (compréhensible, en tout cas), tant il vrai que les Tunisiens n’ont connu pendant 50 ans qu’un régime dit présidentiel, mais qui n’a de présidentiel que le nom et qui correspond beaucoup plus à ce qu’on appelle un «régime présidentialiste».

Il s’agit, en fait, d’une déformation du régime présidentiel, basée sur le culte de la personnalité et donc une personnalisation à outrance du pouvoir au profit du chef de l’état (le combattant suprême, le père de la nation, le guide…) et au détriment du reste des instances de l’Etat : le Premier ministre est à la merci du président (en somme «un fusible» qu’il fait sauter à sa guise) et le Parlement une simple chambre d’enregistrement, dépendant en plus du parti unique dont le chef n’est autre que le président de la république lui-même et les décisions de ce dernier sont présentées comme indiscutables et ne souffrant aucune critique («car tel est son bon plaisir», pourrait-on dire).

On comprend donc, dans ce cas, que le Tunisien soit dégoûté d’un tel régime et qu’il veuille découvrir autre chose, pourquoi pas le régime parlementaire. Seulement, il ne faut pas confondre «présidentialiste» et «présidentiel» et opter pour le régime parlementaire, sans prendre en considération les risques qu’il comporte.

Car sur le régime parlementaire, malheureusement (ou heureusement ?) les mauvais exemples ne sont pas rares et celui de la 4ème République en France reste, sans doute, le meilleur, mais pas le seul. D’autres exemples, plus récents, peuvent être cités, comme le cas de l’Italie, de la Belgique ou d’Israël. Dans tous ces exemples, la principale caractéristique du régime parlementaire est sans doute son instabilité, puisqu’on assiste souvent à des assemblées où aucun parti n’a de majorité suffisante pour gouverner et où les alliances se font (et se défont) sur des questions et pas sur d’autres ; ce qui crée inévitablement des blocages et au mieux une instabilité presque permanente au niveau des instances dirigeantes du pays. Mais, si un pays comme la Belgique peut rester plusieurs mois sans gouvernement, il n’est pas certain que la Tunisie où la démocratie n’est que naissante et balbutiante, puisse vivre la même expérience et ne pas tomber dans des situations qu’il ne serait pas difficile d’imaginer.

Pour toutes ces raisons, le seul choix raisonnable, pourrait être celui d’un régime intermédiaire, empruntant à l’un et à l’autre ce qu’ils ont de mieux. Ce qui peut se traduire par un régime présidentiel réel, mais revu, corrigé et surtout adapté à la situation de la Tunisie (et à son expérience récente).

Dans une telle hypothèse et sans rentrer ici dans trop de détails techniques, le rôle du président de la République doit être limité de façon précise et celui du parlement élargi et renforcé, pour rétablir un certain équilibre entre les deux. Mais, il faut surtout insister sur une vraie séparation des pouvoirs et mettre en place des moyens de contrôle réciproques efficaces entre l’exécutif et le législatif. Il faut, enfin, un vrai conseil constitutionnel capable de veiller sur le contrôle de la constitutionnalité des lois.

Un contexte régional peu favorable

Aujourd’hui, cette révolution qui a surpris le monde entier est entrée dans une phase transitoire dont la réussite dépend, bien sûr et en premier lieu, de la volonté des Tunisiens eux-mêmes et de leurs propres moyens, mais qui reste aussi tributaire de son environnement géopolitique. Or, le contexte international (dominé par une crise économique et financière des plus importantes depuis celle de 1929) et l’environnement régional incitent à la plus grande vigilance, puisqu’ils sont loin d’être rassurants et comportent un ensemble de facteurs susceptibles de jouer un rôle défavorable (ou du moins fragilisant) à la bonne marche de la transition démocratique en Tunisie.

Sur le plan régional, il est évident que la situation instable en Libye et la situation ambigüe en Algérie constituent pour la Tunisie des sources d’inquiétude. Car, en plus des dizaines de milliers de réfugiés venus de Libye (plus de 900 000 réfugiés) qu’il a fallu accueillir, entretenir et encadrer, des problèmes d’insécurité sur les frontières ont mobilisé (et mobilisent encore) l’armée nationale et les forces de l’ordre, pour éviter toutes les incursions possibles sur le territoire et les conséquences que cela peut avoir sur la sécurité et la stabilité du pays.

De plus, tous les Tunisiens qui travaillaient en Libye ont été obligés de revenir en Tunisie et augmenter ainsi le nombre de demandeurs d’emplois qui était déjà très important.

Sur le plan arabe d’une façon générale, on ne peut pas dire que les changements intervenus en Tunisie font plaisir aux régimes en place. La crainte de voir leurs propres pays touchés par la vague du printemps arabe ne les incite pas à manifester une grande sympathie ou un appui réel à cette révolution, du moins dans l’immédiat.

Quant au monde occidental, sa position est toujours (et d’abord) déterminée par ses propres intérêts économiques et stratégiques. Son appui tardif (par exemple, celui de la France) à la révolution tunisienne est donc à prendre avec précaution, surtout par rapport à la soudaine sympathie manifestée vis-à-vis des mouvements islamistes en Tunisie, en Egypte et plus encore en Libye.

Ceci-dit, une évolution positive et rapide de la situation aussi bien en Tunisie qu’en Libye, pourrait se traduire (du moins, on l’espère) par des solutions économiques favorables aux deux pays. Ce qui redonnerait confiance aux investisseurs étrangers et faciliterait, par la même occasion, leur retour en force en Tunisie, pour le bien de notre économie nationale.

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