Et si on laissait à l’islam la place qu’il a dans la vie des Tunisiens, sans leur imposer une séparation du politique, de l’économique et du religieux, va-t-on réellement compromettre nos chances de succès ?
Par Mounir Beltaifa*
Cette séparation qui nécessite une agilité conceptuelle peut braquer une bonne partie de nos citoyens et s’avérer compromettante. Mieux vaut alors réussir une démocratie musulmane (qui serait fort probablement une étape plus accessible pour notre nation dans la prochaine décade) que foirer une démocratie supposée idéale à laquelle une majorité de notre peuple n’est pas préparée pour l’instant.
Une bataille inutile
Séparer absolument le politique de la religion, conditionner les libertés et la démocratie à la laïcité…, ces concepts brevetés dans une partie de l’Occident sont évidents pour certains et représentent de véritables déchirures pour d’autres. C’est le premier scrutin démocratique en Tunisie qui vient de confirmer, entre autres, que pour une majorité de Tunisiens non extrémistes, faire abstraction de leur islamité pour réussir la nouvelle construction de la Tunisie n’a tout simplement pas de sens.
Les Tunisiens viennent de montrer leur grand attachement à la liberté, à la justice, au développement économique et social… mais aussi à l’islam (pour une majorité relative selon les urnes et une majorité absolue selon les sondages antérieurs). Pourtant, certains intellectuels regrettent de ne pas imposer en Tunisie une distance entre la religion, la politique et l’économie.
Outre le fait qu’une telle séparation serait une bataille inutile dans la Tunisie d’aujourd’hui, le développement économique et social pouvant se faire dans le respect de la culture, des traditions et des religions, cette bataille présente une série de préjudices, elle continue à :
- consommer une énergie plus utile à d’autres combats, dont la lutte pour l’emploi ;
- diviser les Tunisiens en dressant certains croyants contre les autres ;
- déchirer ceux parmi les Tunisiens qui ont l’islam dans leur Adn, ceux qui voient la vie comme une transition vers l’au-delà, ceux qui voient en Dieu le créateur de l’univers, l’infaillible compagnon, l’ultime juge, l’éternel maître… ceux-là mêmes pour qui le choix des nouveaux dirigeants du pays pour la prochaine législature importe peu du moment que ces derniers soient croyants, compétents, dévoués et dignes de confiance (denrée ô combien rare).
Bien entendu, la vraie bataille de la Tunisie reste dans l’accélération de la transition vers une nouvelle démocratie, une nouvelle dynamique économique, une nouvelle justice sociale qui rendrait sans délais leur dignité aux citoyens qui ont trop attendu.
Certains ont attendu, le ventre creux, dans l’indifférence de ceux parmi nous, plus aisés et peu disponibles avec leurs préoccupations professionnelles stratégiques et leurs préoccupations extra-professionnelles indispensables.
L’inanité des débats bi-polarisants
En quoi cette transition serait-elle vouée à l’échec si elle se faisait autour de valeurs reconnues en islam et avec la contribution de bâtisseurs et de gouverneurs compétents parmi les croyants ?
Les premières interventions de Hamadi Jebali, Samir Dilou et d’autres dirigeants d’Ennahdha sont rassurantes au point d’inverser les repères. Ennahdha, qui était dans l’inconscient collectif un groupe idéologique et conservateur, se retrouve parti politique aux commandes avec un programme qui n’est pas moins ambitieux ni moins progressiste que ceux des autres partis.
Les démocrates et les autres partis, pour beaucoup attachés à la préservation de leurs acquis, loin des réalités du reste du pays, se retrouvent dans l’obligation de s’adapter sinon ils basculeraient dans le conservatisme.
Le dernier scrutin nous invite à analyser pourquoi certains de nos débats bi-polarisants et passionnés d’avant scrutin étaient déplacés : les résultats nous imposent désormais de mieux comprendre cette frange de la population qui a ignoré une grande partie de l’intelligence déployée par notre élite et notre nouvelle classe politique pendant de longs mois.
Alors que le Tunisien aisé compte en millions de dinars, exploite autant les opportunités de développement que les failles de défiscalisation, que le Tunisien moyen compte en centaines de dinars, le pauvre Tunisien lui compte en dinars.
Bien sûr, l’écart entre le plus riche et le plus pauvre est moindre en Tunisie qu’en Chine, en France, au Maroc ou dans d’autres pays où il n’y a pas encore eu de révolution. La question se repose alors, pourquoi les révolutions ont-elles commencé en Tunisie ?
En Chine, certains pauvres sont sous pression contrôlée et la Chine est bien vigilante, elle craignait sérieusement une contagion de la révolution du jasmin en début d’année, le dispositif est bien verrouillé et donc peut tenir encore quelques temps.
En France, les pauvres disposent déjà d’un revenu minimum d’insertion qui leur permet en général de survivre et ils saisiront à l’occasion des élections présidentielles de 2012 leur chance pour exiger une nouvelle politique et de quoi mieux s’en sortir en cette période de crise qui perdure et qui inquiète autant les pauvres que les riches.
Au Maroc, pays majoritairement musulman, nombreux sont les pauvres qui connaissent l’écart entre leur fortune et celle des riches et ils l’acceptent plus facilement. Ils savent qu’ils peuvent travailler plus/mieux (la dynamique de l’économie marocaine le permet) s’ils en veulent plus. Ils croient aussi qu’ils n’ont que ce que Dieu leur a attribué et gardent plus souvent leur bonne humeur. Ils remercient Dieu avec une conviction profonde et n’en veulent pas au reste du monde.
Donner leur chance aux pauvres
La pauvreté que certains Tunisiens ont enduré pendant des décades ne serait pas supportée quelques jours pour certains de nos aisés. Il n’est heureusement pas question d’étendre cette pauvreté vers les plus riches d’entre nous mais de comprendre comment on peut donner leur chance aux pauvres d’évoluer vers une moindre précarité dans un premier temps et vers une vie plus confortable et en toute harmonie à terme.
Comprenons bien que les plus démunis d’entre nous ont heureusement pu puiser leur patience durant des décades dans la spiritualité : leur foi est pour beaucoup un capital important, voire l’unique capital pour ceux qui ont tout perdu. Ceux parmi eux qui se sont révoltés sont ceux qui ont touché le fond d’un grand puits de désespoir.
Cette révolte peut le cas échéant faire perdre temporairement à certains désespérés leur attachement aux valeurs de l’islam. Malgré cela, en général, l’islam reste bien ancré au fond de chacun des croyants, si bien que toute agression contre l’islam peut-être ressentie comme une attaque de dignité, de personne et/ou de communauté. C’est tout un travail d’éducation et d’accompagnement du changement qui permettrait de diminuer une telle sensibilité sur quelques années.
Certains parmi nos éminents cadres trouvent évident qu’il faille séparer religion et économie. Cette vision brevetée dans une partie de l’Occident est objectivement inacceptable pour certains croyants parmi nous. Comment peut-on séparer l’économie et la religion pour un croyant qui sait que Dieu détermine son revenu et qu’il prie au quotidien pour que ce revenu se renouvelle, s’agrandisse et soit béni.
Ce même croyant qui préfèrerait une centaine de dinars bénis à un millier de dinars non bénis (fruits d’un vol, d’une corruption ou d’un accord commercial non équilibré) ne peut pas se dévêtir de son islam à la sortie de la mosquée sous prétexte qu’il va travailler, sa foi lui dit que bien fait, son travail est également une forme de prière. Si pour certains «il n’y a de richesses que d’Hommes», pour les croyants, «il n’y a de richesse que ce que Dieu a bien voulu distribuer à ses sujets».
Certains intellectuels trouvent évident qu’il faille séparer religion et politique, ce qui pour de nombreux croyants est impossible. La révolte contre le système dictatorial, injuste, corrompu… est une révolte contre toutes formes d’abus mais les croyants savent que les malheurs qui ont frappé la Tunisie depuis des décades correspondent à une mise à l’épreuve de Dieu et sont la résultante de péchés commis par une partie des Tunisiens, pas uniquement Ben Ali et les siens…
Sans tomber dans la culpabilisation généralisée, il était devenu urgent pour les croyants de décrier les abus et de recommander un retour rapide de la société tunisienne aux bonnes valeurs de l’islam, dont celles d’éthique, de vérité, de justice, de liberté, de solidarité, de travail, de fraternité, de partage… avec une soumission sincère à Dieu. Cette frange de la population ne voterait pas pour un laïc, un mécréant, un anti-islamiste ou un supposé défenseur des droits de l’homme, qui protègerait des ex-Rcd et/ou dont les actions transpireraient l’opportunisme. Le vote pour un croyant ne garantit pas forcément le succès de la politique mais s’inscrit davantage dans la requête de la bénédiction divine.
Pour les croyants, la révolution tunisienne a été une délivrance voulue par Dieu, portée par relativement peu de martyrs, un miracle impossible à imaginer il y a un an et une bénédiction divine après des décades difficiles.
Créer les conditions d’une croissance à deux chiffres
Pour retrouver son équilibre et son harmonie, la Tunisie aurait un vrai besoin de réconcilier ses riches avec ses pauvres, la clé est dans la lutte pour l’emploi et le développement économique et social. Si nous réussissons à créer les conditions d’une croissance à deux chiffres, tout le monde pourra s’enrichir. Si notre croissance reste modérée, il faudra bien que les riches en aient un peu moins si on veut que les pauvres en aient un peu plus… Saurons-nous réinventer une nouvelle solidarité à la Tunisienne ? Nous verrons ce que la décade nous réserve.
En attendant, les Tunisiens prennent à cœur ce nouvel exercice de la démocratie qu’ils sont déterminés à réussir, ce qui servirait d’exemple vivant d’une démocratie musulmane et pourrait faire l’objet d’un nouveau «brevet».
Vivement la nouvelle république, vive la Tunisie !
* Président de Bridgers, président de l’association Emergens, think tank qui organise les rencontres Rabii Tounes depuis le début de l’année.