Mohamed Aymen Lahmar* écrit - Après une guerre, ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire. Après des élections, qui écrira la constitution ? Il ne s’agit pas de rhétorique mais d’un vrai questionnement.
Le mode de scrutin a été conçu pour, officiellement, «faire participer un maximum de sensibilités à l’élaboration de la constitution» (fin de la ritournelle). Comprenez : pour barrer le chemin à un raz-de-marée d’Ennahdha. Sauf que, le raz-de-marée a bien eu lieu. Et pour emprunter le lexique des psychanalystes, ce n’est ni le «déni» ni le «déplacement» (vers d’autres représentations moins angoissantes tel qu’Al-Aridha) employés par certains qui annuleront cet état de fait.
Cpr : Miracle électoral et nouvelle responsabilité
Le rationalisme, lui, aboutirait à dire que seule la moitié des Tunisiens a voté ; que, parmi cette moitié, il n’y a qu’un tiers qui a voté Ennahdha : un million et demi de votants en termes de voix. Mais ce rationalisme a des limites, le second («so called») vainqueur n’a obtenu que 300.000 voix, soit 8 à 10% des suffrages. Et que dire alors des autres partis à un seul chiffre...
Je vois d’ici les gens du Cpr protester. Eux qui crient au miracle électoral, à la justice des urnes, verraient d’un mauvais œil qu’on minimise la portée de leur percée. Mais il existe deux logiques.
La première logique est intra partisane. De ce point de vue, les chiffres du Cpr sont effectivement miraculeux. Voilà un parti avec peu de moyens et peu de supports qui, aux mois de janvier et février, ne comptaient que des dizaines de sympathisants. A l’arrivée, il dépose largement des groupements politiques tels que le Pôle démocratique moderniste (Pdm) et des partis plus implantés, mieux structurés et, surtout beaucoup plus riches, tel que le Parti démocratique progressiste (Pdp).
La deuxième logique est celle du poids véritable dans l’assemblé constituante, et là il ne semble pas que les 14% aussi miraculeux qu’ils puissent être puissent faire le poids face aux 40% d’Ennahdha.
Mais tout de même, comment expliquer le phénomène Cpr. Ce phénomène n’aura pas été que vocal comme l’avait prédit Nejib Chebbi. Celui-ci n’a pas estimé à sa juste valeur la volonté de rupture des Tunisiens. Au Cpr, le principal dénominateur entre les différentes sensibilités est cette volonté de rupture. La cohabitation entre ses deux ailes : conservatrice et laïque (séculariste serait plus adéquat) tient par ce but commun.
Dr Marzouki a donc réussi son pari. Il s’est forgé l’image d’un opposant au régime radical et déterminé. Il a maintenu le statu quo au sein de son parti jusqu’aux élections en retardant les élections du bureau politique et en faisant voter démocratiquement les programmes. Le deuxième homme du parti, du moins aux yeux de l'opinion, Me Mohamed Abbou a incarné, quant à lui, cette même intransigeance mais avec des gants de velours. Aux sorties orageuses de Marzouki, succédaient des apparitions discrètes mais persuasives de Abbou.
Mais tout cela n’explique pas les 300.000 voix prêtées au Cpr. D’autant plus que l’effet des médias et des hommes politiques aura été limité au cours de ces élections d’une part ; et que d’autres protagonistes tels que le Poct se sont montrés aussi intransigeants que le Cpr.
La singularité du Cpr a été de ne pas avoir seulement refusé d’entrer dans la logique du clivage islamistes/progressistes. Il est allé au-delà en se revendiquant à la fois parti identitaire, nationaliste et progressiste. Même ceux qui ont dénigré le parti et son leader l’ont accusé d’être l’ami des islamistes mais ne l’ont jamais désigné comme étant opposé aux progressistes.
L’humeur électorale du fameux Dimanche a été en phase avec les congressistes. Le Cpr a ainsi profité de la sympathie des conservateurs et de la déception des progressistes. Il doit désormais fidéliser, se faire un électorat et avoir le courage de choisir une ligne politique. La période à venir peut être la sienne. Il porte désormais les espoirs des perdants du scrutin pour rééquilibrer la constituante. De même, il apporterait une précieuse caution à toute coalition gouvernementale menée par Ennahdha.
Ettakatol et le futur parti de centre-gauche
Entre les deux, Ettakattol se profile comme un allié naturel du Cpr. Plus encore ceux qui envisagent déjà un bipartisme à venir dans le pays voient en ces deux partis le noyau de ce futur parti de centre-gauche qui seul pourrait faire le poids aux conservateurs de droite actuellement majoritaires.
Reste que l’inhomogénéité du Moatamar risque de mettre en péril cette éventualité. Le courant conservateur et réactionnaire au sein du Cpr a un poids considérable. Face à cette situation, le pragmatisme d’un Mohamed Abbou pourrait s’avérer salvateur.
Mais à court terme les choses dépendront en grande partie du seul gagnant effectif. Les islamistes tunisiens sont devant une opportunité historique. Ils disposent d’une légitimité et ils semblent vaciller.
* Docteur en médecine et résident en psychiatrie.