Les Bouzidiens sont déjà les perdants du régime renaissant en Tunisie et de la révolution certes partie de Sidi Bouzid, le 17 décembre 2010.
Par Choukri Hmed*
La proclamation officielle des résultats provisoires des élections pour l’Assemblée constituante, jeudi 27 octobre dernier au Palais des Congrès à Tunis, et les événements dramatiques qui l’ont suivie à Sidi Bouzid sont tout sauf un épiphénomène.
Cette proclamation solennelle vient au contraire couronner neuf mois d’atermoiements et d’hésitations et diminuer l’incertitude structurelle qui entachait les institutions et plus généralement la vie politique. Elle montre surtout à quel point la plupart des «nouveaux anciens» professionnels de la politique – appuyés par les mouvements populaires de la Kasbah 1 et 2 – ont largement réussi à imposer le credo qui veut que la meilleure façon de poursuivre la Révolution par d’autres moyens, c’était les élections pour l’Assemblée constituante.
Une «fête démocratique»
Si le taux d’inscription volontaire sur les listes électorales est resté relativement modeste (55% des électeurs potentiels), le taux de participation des Tunisien(ne)s à cette consultation constituerait une preuve supplémentaire de cette victoire. Le crédit grandissant dont s’est entouré Kamel Jendoubi et son équipe de l’Isie et des multiples Irie, les moyens colossaux et la logistique tentaculaire qu’a nécessités l’organisation de ces élections très médiatisées tant nationalement qu’internationalement ont contribué à un succès que d’aucuns jugent indiscutable.
Un bus incendié à Sidi Bouzid le 29 octobre 2011
À cela s’est ajoutée la ferveur exprimée par les électeurs tant à l’étranger qu’en Tunisie à participer à cette consultation, à laquelle, cependant, ils étaient nombreux à ne rien comprendre. Les scènes de «civisme» auxquelles les médias ont été particulièrement sensibles, montrant les «longues files» (tawâbîr) d’hommes et de femmes, de jeunes et de vieux attendant patiemment leur tour, parfois pendant plus de 5 heures, ou faisant plus de 50 kilomètres pour aller voter ont été montrées pour attester de la sacralité attachée à cet acte pourtant loin d’aller de soi pour tous les électeurs.
Enfin, l’absence de violences verbale et physique durant le scrutin, tout comme la faiblesse relative du nombre d’infractions ou de «dépassements» au code électoral, si l’on en croit les rapports des observateurs nationaux et internationaux, renforcent le sentiment selon lequel ces élections ont bien été, selon l’expression consacrée, une «fête démocratique» (‘urs dimûqrâtî).
Un pavé dans la mare
De ce point de vue, les émeutes qui ont éclaté à Sidi Bouzid et dans sa région le soir même de l’annonce officielle par l’Isie de l’invalidation (isqât) de six listes portées par la «Pétition populaire pour la liberté, la justice et le développement», représentent un pavé dans la mare… condamné toutefois à demeurer sans réel poids politique. L’invalidation officielle, dont on peine à saisir les raisons pour lesquelles elle intervient après et non avant les élections, a été perçue par nombre d’habitants de la région comme l’invalidation symbolique de leurs préférences politiques si ce n’est de leur existence pure et simple.
De fait, c’est bien le choix politique de 48.022 électeurs, soit près de 60% des suffrages exprimés dans ce gouvernorat, qui a été effacé et nié. Bien que les émeutes soient venues perturber le pacifisme et la quiétude de l’opération en remettant au devant de la scène une région, des acteurs et une histoire passés depuis aux oubliettes, celles-ci renforcent encore ce credo national selon lequel les élections pour la Constituante, «libres, honnêtes et transparentes» (autre expression consacrée), seraient le prolongement nécessaire et inéluctable de la «Révolution du 14 Janvier 2011». Elles contribuent de ce fait à décrédibiliser encore un peu plus celle «du 17 décembre 2010», qui ne bénéficie d’ailleurs à ce jour d’aucune reconnaissance officielle.
Un véhicule incendié lors de violences le 28 octobre 2011 à Sidi Bouzid
À écouter les commentaires dans les médias, sur Internet et les réseaux sociaux, les scènes de guérilla urbaine qu’ont connues Sidi Bouzid, Menzel Bouzaïane ou Meknassy, jeudi 27 et vendredi 28 octobre seraient le fait de jeunes «chômeurs», «incultes», «ignorants», qui auraient notamment incendié et vandalisé les édifices publics (tribunal, municipalité, poste de police) ainsi que les locaux du parti donné gagnant.
Les «forces contre-révolutionnaires» en embuscade
«Ignorants» : ce serait le terme utilisé pour désigner les dizaines de milliers d’électeurs de la «Pétition populaire» dans le gouvernorat de Sidi Bouzid par celui qui est présenté comme le futur Premier ministre, soit l’une des plus hautes personnalités de l’Etat, le Sahélien Hamadi Jebali, secrétaire général du Mouvement Ennahda. Interrogé mercredi soir 26 octobre au JT d’Al Wataniyya pour savoir s’il accepterait une alliance avec les listes conduites par Hachemi Hamdi, il répondra que celles-ci ne constituent pas pour lui un «bord politique» (tarf siyâsî). L’annonce de l’invalidation des listes de ce «non-bord politique», donc, sous les youyous tonitruants, l’entonnement de l’hymne national et les applaudissements effrénés des journalistes, a fini d’attiser la colère des électeurs. Des centaines de manifestants, ulcérés, se rassemblent devant le local d’Ennahdha à Sidi Bouzid et à Menzel Bouzaïane pour hurler «Hamadi Jebali, traître, les Bouzidiens ne se laisseront pas humilier». Très rapidement, on les dira ligués avec les «forces contre-révolutionnaires» de l’ex-Rcd, dont le patron des chaînes Al-Mustaqilla et Al-Dimûqrâtiyya est proche, et téléguidés par des sbires locaux de Ben Ali.
Au-delà du fait qu’il s’agit selon toute vraisemblance d’un «scénario monté de toutes pièces» (‘‘La Presse’’, 30 octobre 2011), remarquons que le principal tort adressé aux manifestants, aux émeutiers mais aussi aux électeurs de la «Pétition» serait de ne pas avoir accepté le verdict suprême et indiscutable de l’Instance supérieure indépendante pour les élections – tout étant dans le «Supérieure».
Bandes insoumises et incultes, pétries de régionalisme et de tribalisme, manipulées de l’étranger (Hachemi Hamdi est basé à Londres) et par l’ennemi intérieur (les caciques de l’ex-parti au pouvoir), elles sont présentées dans la presse, à la radio et à la télévision comme étrangères à cette «fête démocratique» et accusées de l’avoir gâchée. La dramaturgie et la cible de ces émeutes – l’incendie et le saccage d’édifices publics, symboles de l’Etat central – renforcent l’idée selon laquelle les habitants de la ville martyre et, au-delà, ceux des régions «intérieures», sont loin du procès de civilisation et du cheminement électoral et démocratique qui devraient caractériser la Tunisie de l’après 14 Janvier.
Effacer l’image de Mohamed Bouazizi
Dans l’attente d’une enquête – qui a peu de chances de voir le jour – dont les résultats donneront la mesure réelle de l’implication des anciens thuriféraires de Ben Ali et de son régime, on peut dire que le propre de ces émeutes est d’ôter toute légitimité aux revendications portées par ces habitants, autrement dit celles du 17 Décembre. En écornant un peu plus – s’il en était encore besoin – la réputation des Hamamma et en entretenant la confusion sur leurs auteurs et leurs griefs, ces «troubles» finissent de pervertir le sens même des révoltes populaires, de souligner leur profonde illégitimité mais aussi leur inefficacité politiques.
Que retiendront en effet l’élite politique et l’opinion publique tunisiennes de ces événements ? Pas grand-chose, si ce n’est qu’une fois de plus les gueux ne savent, à l’instar de Mohamed Bouazizi dont l’image a été bien vite effacée de la mémoire nationale (seule une avenue de Tunis et l’hôpital des Grands brûlés de Ben Arous portent son nom), que s’automutiler, s’auto-violenter et au final s’autodétruire.
Tandis que les «modernistes», grands perdants des élections, multiplient en toute mauvaise foi les accusations pour fraudes électorales à l’encontre d’Ennahdha, que Rached Ghannouchi enfourche derechef la monture populiste en promettant monts et merveilles aux enfants de Bouazizi, et que – plus grave encore – les archives compromettantes pour les élites locales continuent de se consumer, les Bouzidiens, eux, s’acharnent à nettoyer leurs rues et leurs bâtiments calcinés et à respecter le couvre-feu qu’à nouveau on leur impose.
«Circulez, y a rien à voir» ! Incapables d’attaquer les cibles du pouvoir et les classes favorisées, «infiltrés», «manipulables», «susceptibles», «ignorants», «mauvais perdants» ? Jusqu’où et jusqu’à quand se poursuivront ainsi la stigmatisation et le mépris social à l’encontre de ces sauvageons, de ces sans-culottes sans foi ni loi ? Une chose est sûre : ils sont d’ores et déjà les perdants de ce régime (re ?) naissant, de cette Révolution certes partie de Sidi Bouzid, mais qui n’y reviendra peut-être pas avant longtemps, immolée qu’elle est une seconde fois. Rien, en tout état de cause, ne permet de dire qu’il s’agit de la dernière.
* Politiste, Université Paris Dauphine.
* Les titres et intertitres sont de la rédaction.