Mohamed-Cherif Ferjani* écrit – Premières réflexions sur les résultats des élections de l’Assemblée constituante en Tunisie, le 23 octobre.


La Tunisie vient de vivre ses premières élections démocratiques. À la fermeture des bureaux de vote, le soir du 23 octobre, la participation annoncée était estimée supérieure à 90%. Les chiffres donnés par l’Instance supérieure indépendante des élections (Isie), le 27 octobre 2011, cinq jours après, ne confirment pas ce taux de participation, loin de là. Voici ces chiffres :

Nombre total d’électeurs : 7.569.824 ;

Nombre d’électeurs inscrits volontairement : 4.123.602 (54,47%) ;

Nombre de votants : 3.702.627, dont 3.205.845 inscrits volontaires (77,75%) et 496.782 inscrits automatiques (14,42%).

Si nous rapportons le nombre de votants au nombre total d’électeurs, nous obtenons un taux de participation de 48.96% et une abstention supérieure à 50%.

Principaux gagnants : les électeurs

Comparée aux précédentes élections, la mobilisation a paru massive et a donné le sentiment d’une victoire pour la démocratie et d’une garantie pour l’avenir. Les longues files d’attente, de l’ouverture des bureaux de vote à leur fermeture, et le civisme qui a régné dans les grands centres urbains pendant les longues heures d’attente, confirment cette impression. Tous les observateurs en ont conclu que les Tunisien(ne)s ont manifesté par là leur volonté de prendre leur destin en main et que les gouvernants, quels qu’ils soient, devront désormais compter avec un tel éveil à la démocratie.

Le travail accompli par l’Isie, salué par les observateurs internationaux, conforte le sentiment d’une grande réussite des premières élections démocratiques de l’histoire de la Tunisie. En effet, malgré des erreurs difficilement évitables, malgré les infractions qui ont entaché les élections dans plusieurs endroits (l’Association tunisienne pour l’intégrité et la démocratie des élections, Atide, observatoire tunisien indépendant, relève 6.000 infractions, dont des irrégularités dans un quart des bureaux de votes), tout au long de la campagne et jusqu’au jour de l’élection, et malgré les nombreux recours que la justice est appelée à examiner, Kamel Jendoubi et son équipe de l’Isie ont été à la hauteur de la mission qui leur a été confiée dans des conditions très difficiles.

Quoi qu’il en soit, la sanction par la justice ou par l’Isie de ces irrégularités doit être acceptée par tous et ne justifie en aucun cas des réactions violentes comme celles qui ont suivi l’invalidation des listes de la Pétition Populaire pour la Justice et le Développement (soutenues par Hachemi Hamdi, patron d’une chaîne de télévision installée à Londres, du nom d’Al-Mustaqilla) dans six circonscriptions, notamment à Sidi Bouzid.

Les islamistes d’Ennahda, qui sont les grands gagnants de ce scrutin, arrivent largement en tête avec plus de 41,47% des voix et 90 sièges. Les autres listes ont obtenu les résultats suivants :

Le Congrès pour la République (le Cpr de Moncef Marzouki) : 30 sièges (avec 13,82 % des votants) ;

Le Forum démocratique pour le travail et les libertés (de Mustapha Ben Jaafar) : 21 sièges (9,68%) ;

La Pétition populaire pour la justice et le développement : 19 sièges (8,76%) ;

Le Parti démocratique progressiste (Pdp): 17 sièges (7,83%) ;

Le Pôle démocratique moderniste (Pdm): 5 sièges (2,30%) ;

Le Parti l’Initiative (de l’ancien Ministre de la défense de Ben Ali, Kamel Morjane) : 5 sièges (2,30%) ;

Le Parti Afek Tounès (Horizons pour la Tunisie) : 4 sièges (1,84%) ;

Al-Badil Al-Thawri (Alternative Révolutionnaire, listes du PCOT) : 3 sièges (1,32%) ;

Mouvement des Patriotes Démocrates et MDS : ces deux partis ont obtenu chacun 2 sièges ;

-  14 listes ont obtenu chacune un siège.

La proportionnelle au plus fort reste ne semble pas trop limiter les effets de la victoire des islamistes en termes de nombre de sièges (90 sur 217) et la multiplication des listes pour en tirer profit s’avère une stratégie erronée. La disqualification des listes de la Pétition Populaire la relègue à la quatrième place, derrière le Congrès pour la république (Cpr) et le Forum démocratique pour le travail et les libertés (Fdtl), ce qui ne change pas fondamentalement la donne : Ennahda peut facilement avoir une bonne majorité avec l’un ou l’autre des partis prêts à gouverner avec lui, et une majorité très confortable si les deux partis arrivés en seconde et troisième position ajoutent leurs voix aux siennes.

Les raisons de la victoire des islamistes

Ces résultats sont la conséquence de plusieurs facteurs :

- Malgré le (ou à cause du) fait que les islamistes étaient réprimés et réduits au silence pendant près de deux décennies par la dictature de Ben Ali, ils ont réussi à faire fructifier le capital de sympathie qu’ils ont acquis en tant que principales victimes du régime déchu, en réactivant leurs réseaux dormants (imams, enseignants d’instructions religieuses, agents infiltrant l’administration, l’armée, la police, les médias, les syndicats et les associations dénonçant la répression, etc.), avec l’aide financière et médiatique de l’Arabie Saoudite et des pays du Golfe, à laquelle il faut ajouter celle des opportunistes, notamment dans l’administration et les médias, qui ont anticipé la victoire des islamistes en retournant leurs vestes et en reproduisant à l’égard d’Ennahdha le même type d’allégeance qu’ils avaient à l’égard de Ben Ali et de son parti-État.

- La peur du retour de l’ancien parti-État de Ben Ali à travers de nouveaux partis a amené une grande partie des forces politiques à focaliser son action contre ce danger qui s’est avéré beaucoup moins important qu’on le disait.

- La stratégie adoptée par les forces laïques – de gauche, du centre gauche et libérales – qui ont préféré se présenter aux élections en rangs dispersés et en mettant en avant leurs divergences, au détriment de ce qui les unit autour de la défense des droits humains et des acquis modernes de la Tunisie ; certains ont même appelé les citoyens qui ne voteraient pas pour eux à voter pour Ennahdha et d’autres ont annoncé d’avance qu’ils pourraient s’allier avec ce parti.

- La plupart des listes laïques, de gauche ou de droite, n’ont pas mené une véritable campagne dans les quartiers et les milieux populaires où les islamistes n’ont trouvé aucune force capable de s’opposer à leur entreprise d’embrigadement par tous les moyens de populations démunies.

- Les électeurs semblent avoir voulu sanctionner les partis qui ont accepté de collaborer avec les gouvernements de transition du Premier ministre de Ben Ali, Mohamed Ghannouchi, qui sont les grands perdants de cette élection.

D’autres facteurs ont certainement joué et il faudra y revenir pour une analyse plus approfondie. Les infractions au code électoral (racolage par tous les moyens : argent, mouton de l'aïd offert au titre de la charité, poursuite de la campagne jusque dans la queue devant les bureaux de vote, organisation du transport des électeurs dans les campagnes et les régions éloignées, etc.), bien qu’elles soient incontestables, qu’elles aient souvent été le fait d'Ennahdha, et que la justice doive être saisie pour les sanctionner, au demeurant quels qu'en soient les auteurs, n’ont pas changé fondamentalement la donne. D’autres partis ou listes ont commis les mêmes forfaits et n’ont pas réussi à en tirer profit.

Digérer la victoire des islamistes et en tirer des leçons

Il faut donc admettre les résultats d’une élection qui a été fondamentalement régulière. Au lieu de se lamenter et de chercher de faux prétextes pour justifier leur défaite, la gauche et les démocrates doivent admettre la victoire des islamistes, la digérer, l’analyser et en tirer les leçons pour les prochaines échéances. D’ici là, le parti Ennahdha a le droit de gouverner avec qui veut s’allier avec lui. Il faudra le prendre au mot et lui rappeler ses engagements quant au respect des libertés et droits fondamentaux, dont la liberté de conscience, d’opinion et d’expression, les droits des femmes et les acquis du Code du statut personnel (Csp), la neutralité politique des mosquées, de l’administration, de l’enseignement, etc.

La société civile et l’opposition démocratique doivent jouer leur rôle pour contribuer à l’élaboration d’une nouvelle constitution démocratique à la hauteur des aspirations qui ont porté la révolution, pour défendre les acquis modernes de la Tunisie, et pour se préparer aux prochaines échéances politiques.

* Professeur des universités, chercheur au Gremmo (Cnrs, Université de Lyon 2).