Samir Bouzidi* écrit – Comme beaucoup de mes concitoyens démocrates à l’étranger, j’ai été troublé par la déferlante populaire et publique stigmatisant le vote des Tunisiens de l’étranger pour Ennahdha.
Nous pouvons accepter que dans une démocratie qui se respecte, un certain nombre de citoyens s’interrogent et s’indignent publiquement mais cela ne doit en aucun cas conduire à rejeter les électeurs de tel ou tel parti. Dans l’intérêt de notre jeune démocratie, nous devons bannir ces mauvaises pratiques et accepter le vote de l’autre quel qu’il soit.
Une Tunisienne vote à Marseille
L’émotion des résultats retombée et les interrogations subsistantes, nous publions cet éclairage du vote des Tunisiens de l’étranger, avec l’espoir de changer les regards et d'enrichir le jeu démocratique.
Une abstention record
Concernant le scrutin à l’étranger, le principal et premier motif d’indignation concerne la faible participation électorale. En moyenne, sur les six circonscriptions à l’étranger, moins d’un Tunisien sur trois en droit de voter a rempli son devoir électoral.
On peut affirmer que les abstentionnistes sont les grands gagnants de ces élections à l’étranger. En France (les deux plus grandes circonscriptions à l’étranger), seulement 118.000 votants se sont déplacés pour un corps électoral estimé à 400.000 membres.
File d'électeurs tunisiens à Paris
Fort de ces résultats, le parti arrivé en tête du scrutin a recueilli 50.000 voies soit seulement 1 Tunisien sur 8 en droit de voter. Dans les autres circonscriptions de l’étranger, ce rapport varie de 1 sur 4 à 1 sur 8.
Pas ou peu de culture démocratique
Analysons au plus près les motifs de cet absentéisme. Certes, près de 80% des Tunisiens de l’étranger vivent dans des grandes démocraties occidentales (France, Allemagne, Italie…) mais cela ne fait pas d’eux automatiquement des citoyens rompus à la bonne pratique démocratique. Beaucoup sont étrangers dans leur pays d’accueil et ne bénéficient pas de leurs pleins droits citoyens et notamment du premier d’entre eux : le droit de vote. D’autres, nés à l’étranger ou naturalisés, jouissant a priori de leurs droits civiques, mais se sentant stigmatisés et discriminés par leur société d’accueil, préfèrent souvent boycotter les scrutins électoraux.
Si l’on ajoute les 15% de nos concitoyens à l’étranger vivant dans des régimes autocratiques (Moyen Orient, Maghreb, Afrique…) où les élections démocratiques ne sont pas la règle, au final moins d’un Tunisien sur dix dans le monde avait déjà participé à un vote démocratique dans son pays de résidence avant ce 23 octobre. C’est notamment le cas pour toute une première génération d’immigrés en France et en Europe, dont cinquante années de «bourguibisme» et «benalisme» ont brisé inéluctablement l’éveil et la conscience politique.
Autre facteur qui a pesé lourd dans la mobilisation électorale : l’interdiction faite par l’Isie aux candidats d’apparaitre dans les médias étrangers. Au final, cette mesure (levée seulement dans les derniers jours de la campagne), motivée par des considérations d’équité républicaine entre les différentes listes, s’est révélée très inopportune car elle est directement responsable de la faible médiatisation de la campagne électorale à l’étranger. Or, c’était là se priver de la principale source d’information (et de mobilisation) des Tunisiens de l’étranger.
Oui ! La mobilisation électorale des Tunisiens de l’étranger était loin d’être acquise. Les premiers signaux d’alerte ont retenti début août avec la campagne d’inscription volontaire qui a vu à peine 20% des citoyens à l’étranger s’inscrire (contre 54% pour la Tunisie). Inquiets, nous avons alors entrepris de sensibiliser les conseillers de l’Isie afin de mettre en œuvre une campagne de communication ciblée pour les Tunisiens de l’étranger. Au final, rien n’a été entrepris !
Révélateur de la désinformation régnante autour de ces élections à l’étranger, à quelques jours du scrutin, la majorité des électeurs à l’étranger pensait aller voter le 23 octobre (et non pas du 20 au 22, dates prévues pour le vote à l’étranger).
Voter, un acte de rédemption citoyenne
L’abstention est une clé déterminante pour comprendre les résultats du scrutin à l’étranger mais elle n’est pas la seule. On l’a vu, près de 8 Tunisiens de l’étranger sur 10 vivent dans les grandes démocraties d’Europe de l’Ouest (France, Italie, Allemagne…).
Dans ces pays, la crise économique et le chômage structurel des années 90 ont favorisé la montée d’une stigmatisation de l’étranger. Les attentats du 11 septembre 2001 sur le sol américain ont parachevé la «bouc-émissairisation » du résident arabo-musulman.
Dans ces vieilles démocraties européennes, la vie des musulmans s’est lourdement dégradée et leur avenir se noircit de jour en jour. Au quotidien, ils sont les victimes de pratiques stigmatisantes et discriminantes issues du monde économique, de la presse, des politiques, des forces de l’ordre et au final de l’opinion publique de leur pays de résidence. Dans ce tableau, la France affiche l’environnement le plus dégradé et ce pour des considérations essentiellement populistes et électoralistes.
Nos compatriotes vivant en Italie, en Allemagne et en Suisse ne sont pas épargnés. On se souvient encore du discours retentissant de la chancelière Angela Merkel admettant l’échec du modèle multi-culturaliste allemand (octobre 2010) ou encore de la déferlante raciste provoquée par le sondage suisse anti-minaret (décembre 2009).
La crise perdurant, cette rupture entre «souchiens» nationaux et citoyens d’origine arabo-musulmane s’est consumée. Par réflexe protecteur, les musulmans vivant dans ces pays ont adopté un mode de vie replié sur la communauté et de nouvelles pratiques religieuses plus rigoristes ont vu le jour.
Dans ce contexte, le scrutin tunisien du 23 octobre est perçu par des milliers de Tunisiens, sous-citoyens dans leur pays accueil, comme une rédemption citoyenne. La mobilisation électorale est à la hauteur chez les concitoyens se sentant persécutés et menacés dans leur identité arabo-musulmane. Pour eux, voter est une profession de foi adressée à la société d'accueil, un acte de résistance et un espoir d’envisager pour eux-mêmes (projet de retour au pays) et leurs proches en Tunisie, ce que leur pays de résidence leur refuse : un cadre de vie en harmonie avec leurs principes musulmans.
Pour ces milliers d’électeurs, seul Ennahdha constitue, à leurs yeux, le dépositaire et le garant de l’identité arabo-musulmane qu’ils revendiquent avec fierté et qu’ils estiment menacée. Les résultats seront conformes à leurs espérances : Ennahdha a été plébiscité dans plus de soixante pays même s’il est intéressant de constater que le parti a enregistré ses plus faibles scores dans les sociétés de grande tolérance religieuse : Australie, Danemark…
L’étranger, un terrain «nadhaoui»
Si les électeurs «musulmans» se sont davantage mobilisés que les «laïcs», le mérite en revient beaucoup à la campagne d’Ennadhha. Quand la plupart des leaders politiques s’interrogeaient encore sur la possibilité d’être présent dans telle ou telle circonscription à l’étranger, Ennahdha fourbissait déjà ses armes de campagne. Au sommet du parti à l’étranger, des leaders charismatiques rompus à la bataille électorale, exilés de longue date dans des pays où ils ont su cultiver de puissants réseaux.
Même à l’étranger, Ennahdha n’a jamais douté de sa victoire. Pour gagner, encore fallait-il garantir l’intégrité du scrutin dans toutes les étapes du processus. C’est principalement pour servir cet objectif que ce parti exhorte dès l’été dernier ses militants et sympathisants à se porter massivement candidats aux nombreux postes ouverts par les Irie à l’étranger : responsables dans les bureaux régionaux, présidents de bureaux de vote, scrutateurs… Résultat : les militants du parti sont omniprésents et veillent consciencieusement sur tout le processus. Preuve de cette mobilisation remarquable, Ennahdha a été le seul parti à pouvoir déléguer des observateurs dans les 450 bureaux de vote à l’étranger.
Fer de lance de la campagne, on compte ces milliers de militants bénévoles que le parti a su mobiliser et encadrer rapidement. Au niveau des effectifs, le rapport des forces est écrasant : plus de 2.000 bénévoles ont supporté la campagne d’Ennahdha en France quand les autres partis en mobilisaient péniblement 200. Aidée il est vrai par des moyens financiers sans commune mesure avec leurs concurrents, cette armée a su se déployer rapidement et très efficacement sur des territoires familiers.
Enfin et surtout, Ennahdha a compris avant tout le monde que pour réussir une campagne électorale aussi courte (3 semaines) dans des circonscriptions électorales aussi étendues géographiquement (jusqu’à 100 fois la superficie de la Tunisie), il fallait mettre à profit les réseaux communautaires transnationaux. Dans les principaux pays de résidence de la diaspora tunisienne, ils ont ainsi pu compter sur le maillage et l’apport local de la «oumma» (la communauté des musulmans au-delà des Tunisiens) via les associations cultuelles (mosquées…), réseaux de commerçants, internet/médias… Exemple de cette stratégie gagnante, mon boucher kabyle à Paris m’a remis un jour un dépliant d’Ennahdha m’exhortant au «vote musulman»…
* Journaliste franco-tunisien, directeur du magazine ‘‘00216’’ et du site ‘‘Tunisiens du Monde’’.