Mohsen Dridi* écrit – Comment lire et décrypter, à chaud, les résultats des élections du 23 octobre ? Que doit-on en retenir ? Quid aussi de la révolution ? Et où va le processus révolutionnaire ?
Les Tunisien(ne)s ont voté ! Et, contre toute attente, ils (et elles) ont choisi de porter leurs suffrages sur quelques partis seulement. Et ce alors même qu’il y avait une offre de plus de 1.600 listes en présence et plus de 110 partis.
Comment lire et décrypter, à chaud, les résultats des élections du 23 octobre ? Et que retenir ? Mais avant cela, il faut insister sur le fait que c’est une victoire de la société tunisienne dans son ensemble qui s’est massivement mobilisée pour cette première élection démocratique. Les citoyen(ne)s ont fait preuve d’un sens civique extraordinaire. Et c’est d’abord cette image qu’il faut retenir de la journée du 23 octobre, image dont on avait d’ailleurs eu un avant-goût avec les files d’attente des Tunisien(ne)s à l’étranger. Moment historique donc !
Un vote de rupture
Bien sûr, on peut être déçu des résultats, si – et j’en suis – on se sent plutôt éloigné de la philosophie, de l’idéologie et du projet de société que prônent les mouvements islamistes, dont Ennahdha.
1,5 millions d’électeurs ont voté pour Ennahdha. Néanmoins il faut prendre acte de ces résultats comme étant un reflet de la volonté d’une majorité, certes relative, des électrices et des électeurs. Une majorité électorale avec près de 32.5% de l’ensemble des inscrits, mais, ramené à l’ensemble des électeurs potentiels en Tunisie ce taux descend à moins de 20%.
Il ne faut pas trop chipoter sur les chiffres et les taux, et de toute manière cela ne diminue en rien la victoire d’Ennahdha comparée aux autres listes en présence, mais cela relativise néanmoins la place de ce mouvement dans l’ensemble du paysage politique du pays. Et cela n’est pas sans conséquence sur l’avenir immédiat et les débats futurs. Et le mouvement Ennahdha en est pleinement conscient.
Telle est cependant la règle du jeu. Ce sont finalement les urnes qui font loi. Jusqu’à la prochaine échéance. A charge maintenant aux observateurs, aux politologues, aux sociologues, aux journalistes… de décortiquer ces résultats et de les expliquer.
Quelques pistes sont d’ores et déjà avancées pour expliquer ce vote : vote de rupture avec tous les symboles du régime de Ben Ali voire même, avancent certains, avec, également, tous les partis qui ont participé aux élections sous ce régime. Peut-être, mais cet argument est sinon contredit du moins perd de sa pertinence, au vu des scores électoraux de mouvements (comme par exemple le Poct) qui avaient pourtant refusé cette collaboration.
Un retour de balancier
J’avancerai pour ma part les quelques éléments suivants. Après 10 mois de turbulences révolutionnaires, de transition, nous assistons à une sorte de retour de balancier qui fait resurgir à la surface les comportements de l’autre Tunisie, plutôt conservatrice et qui est effrayée aussi bien par les violences à répétition de ces derniers mois, que par la situation sécuritaire ou l’instabilité, à plus forte raison, me semble-t-il, par l’idée d’un bouleversement radical dans les rapports sociaux dans le pays.
Serait-ce ce conservatisme qui expliquerait le choix porté avant tout sur des partis politiques connus (classiques) plutôt que ceux créer pour la circonstance ou même sur les listes indépendantes ? Un vote «utile» et sécurisant en quelque sorte. Mais un vote qui confirme néanmoins la volonté de rupture avec le système de gouvernance de la corruption, du népotisme, de la répression… du régime de Ben Ali. Un vote utile, sécurisant et qui plus est, qui met en avant les principes moraux en matière de gouvernance. Et c’est, vraisemblablement, cela qui a motivé les choix électoraux des tunisien(ne)s. Et singulièrement celui porté sur le mouvement Ennahdha.
Il y a, également, un autre facteur à prendre en compte –et qui agit en lame de fond– pour comprendre ce vote. Deux décennies de despotisme du régime Ben Ali –sans parler des 3 décennies de parti unique avec Bourguiba– ont eu pour résultat de réduire à un quasi-désert toute vie culturelle et, par voie de conséquence, d’annihiler tout esprit critique. Et cela ne peut pas ne pas avoir de conséquences sur le comportement politique et électoral des Tunisien(ne)s.
L’arrivée en tête d’Ennahdha, tout le monde s’y attendait un peu. Mais ce qui a surpris c’est l’ampleur du score et surtout l’écart avec les autres listes. Chacun savait que le mouvement islamiste avait une organisation très structurée et bien implantée dans les quartiers populaires. Et sur ce plan, la gauche, en comparaison, a totalement fait défaut. Mais, et c’est la nouveauté à relever pour cette élection, Ennahdha semble avoir recueilli les suffrages de catégories et de secteurs bien plus larges que ses traditionnels sympathisants, jusqu’y compris parmi la classe moyenne et la bourgeoisie.
Il est clair que tous ceux et celles qui ont voté en faveur de ce mouvement ne sont pas des «nahdaouis». C’est tout autant le discours moraliste sur la gouvernance que le discours simpliste et populiste contre leurs adversaires présentés comme «anti-musulmans», qui ont peut être et sans doute séduit nombre d’électeurs (trices). Sans oublier que les moyens financiers n’ont pas manqué et les accusations concernant les dépassements, les transgressions et autres fraudes ont été constatées de part et d’autres. Nous verrons ce qu’il en est réellement dans les jours et les semaines qui suivent.
Les chantiers de la révolution
Cependant et il faut le répéter, cela n’enlève rien au caractère historique de cette journée du 23 octobre. Historique en raison du taux de participation (80% des inscrits se sont déplacés pour voter). Mais également, et ce n’est pas négligeable, en raison du caractère globalement pacifique de toute la phase de transition dès lors que fut mise en place l’Instance supérieure indépendante des élections (Isie) et que fut fixée la date des élections au 23 octobre. Un des objectifs de la révolution, l’élection d’une assemblée constituante, a ainsi été atteint. Et qui plus est démocratique et dans la transparence.
Que reste-t-il maintenant ? Est-ce le signe d’une pause voire d’un arrêt du processus révolutionnaire ? Quid de la révolution?
Non ! Assurément, non ! Car tous les ingrédients, tous les éléments du puzzle apparus au cours du processus révolutionnaire sont encore là et bien là ! Epars certes, mais ils sont là, attendant d’être mis en chantier. Et c’est ce qui attend les membres nouvellement élu(e)s de l’assemblée constituante.
Nous voilà entrés dans une nouvelle phase de transition. L’assemblée constituante et les 217 membres élu(e)s vont devoir s’atteler à la tâche. Certes ils doivent désigner un nouveau président de la République de transition et un chef de gouvernement, certes ils doivent trouver des solutions et des réponses urgentes en matière économique et sociale. Ils doivent également régler à tout prix la question de la justice transitionnelle. Les membres élu(e)s de la constituante auront surtout la tâche de rédiger une nouvelle constitution et de définir le système politique du pays.
Toutefois, cette assemblée va se réunir et travailler dans un contexte particulier. Après 10 mois de foisonnement et de tâtonnements révolutionnaires, nous voilà entrés de plain-pied dans une société qui se dévoile et se découvre au grand jour, à elle-même d’abord, telle qu’elle est, diverse dans ses composantes, traversée par des contradictions mais où le conservatisme (social, culturel, politique…) est une donne importante.
Et pourtant, voilà bientôt un an maintenant qu’une révolution démocratique est en cours dans le pays. Liberté, dignité, justice, travail, égalité entre les régions et les catégories sociales… sont les principales aspirations. La bonne gouvernance, indispensable, comme la question sécuritaire, tout aussi vitale… ne doivent pas faire passer à la trappe ou renvoyer aux calendes grecques ces aspirations. Ces aspirations doivent même insuffler l’esprit de la nouvelle constitution, du système politique et des institutions à mettre en place. Une constitution pour les décennies à venir et pour tous les Tunisien(ne)s. Et le consensus peut être un bon moyen (comme il l’a été durant ces dix mois passés) à condition qu’il ne se fasse pas par un nivellement vers le bas limité au plus petit dénominateur commun mais, au contraire, en tirant vers le haut les aspirations de la révolution.
Progrès ou conservatisme, conservatisme ou progrès : telles seront dorénavant les options qui se présenteront aux élu(e)s sur toutes les questions qui viendront en débat au sein de la constituante mais aussi dans le pays.
La société civile, un contre-pouvoir
Voilà ce qui attend donc les membres de l’assemblée constituante, la majorité certes mais aussi les diverses minorités dans cette honorable assemblée. Mais cela appelle aussi et surtout à une réelle contribution et mobilisation de toutes les ressources de la société civile et des Ong, lesquelles doivent montrer qu’elles sont et peuvent être un puissant et indispensable contre-pouvoir. C’est même leur raison d’être. Qui plus est voilà enfin l’occasion de mesurer, concrètement, la volonté de la majorité de respecter la liberté d’expression. Je dirais même que, paradoxalement, aujourd’hui plus qu’hier peut-être, nous allons pouvoir ouvrir de vrais débats de société, sur le contenu, y compris en abordant les questions qui paraissaient jusque là «tabous» et que certains parmi les islamistes avaient beau jeu de placer exclusivement sur le terrain idéologique. Alors même, faut-il le rappeler, qu’elles relèvent des droits et des libertés.
La majorité, et en particulier le mouvement Ennahdha, devra se positionner sur l’échiquier politique après s’être positionné sur le plan sociologique. Car au-delà des discours «rassurants» des dirigeants du mouvement, les objectifs et les pratiques d’une partie de la base font craindre le pire. Ennahdha, en tout cas dans ses fondamentaux, se place, selon moi, plutôt dans le camp conservateur.
Non seulement sur le plan des mœurs, de la famille… cela va de soi, mais encore sur de nombreux autres terrains (économique, social, politique, culturel…). Et son identification comme tel, par les Tunisien(ne)s, sur les plans sociologique et politique serait, quant au fond, une bonne chose et cela permettrait de clarifier les débats et les enjeux. Il n’y a plus d’un côté ceux qui «défendent» l’islam et les autres, supposés ou présentés comme «ennemis» de l’islam.
Il y aura, il faut l’espérer – et il faudra tout faire pour qu’il en soit ainsi – des positionnements, sur toutes ces questions, entre les conservateurs et les progressistes. Non plus sur le terrain idéologique mais sur ceux du social, de l’économique, du culturel, etc. Sans que cela ne préjuge d’ailleurs de qui sera plutôt progressiste et qui sera plutôt conservateur dès lors que l’on abordera les questions concrètement. Et plus d’un seront étonnés par les divers comportements.
Il faudra, dès lors, être attentif et vigilant pour ne pas laisser quelque mouvement politique que ce soit s’accaparer les moyens de l’appareil d’Etat pour l’instrumentaliser à son profit comme ce fut le cas après l’indépendance avec le Néo-Destour de Bourguiba ou le Rcd de Ben Ali. Il faudra défendre par exemple le service public – véritable acquis du peuple tunisien – comme un des outils de la justice sociale et de la répartition des richesses. Il faudra également être très vigilant en matière d’indépendance de la justice, de liberté de la presse, de contenu de l’enseignement, etc.
Le mouvement conservateur Ennahdha va s’atteler à gagner, après les élections, de plus larges pans et secteurs de la société par la manière, disons, «douce», pour ne pas heurter certains, y compris parmi ses électeurs. Les prochaines échéances sont déjà dans les têtes. Il faudra par conséquent ne rien céder sur les valeurs et se battre pied à pied, sur tous les terrains. Mais il faudra surtout être attentif –au-delà des discours des responsables– aux pratiques et méthodes de la base d’Ennahdha voire même des groupes salafistes qui ne sont jamais très loin, dans le pays profond, dans les quartiers, au quotidien, dans la vie de tous les jours.
La place de l’individu dans la société
D’autant que le populisme est sans doute la chose au monde la mieux partagée et surtout dans les systèmes autoritaires. Et cela découle, à mon avis, d’une question essentielle et sur laquelle nous n’avons pas, jusque-là, porté toute l’attention nécessaire. En effet, quelle place sera accordée à l’individu dans le «vivre ensemble» que nous sommes en train de construire ! Je ne peux, en effet, m’empêcher de faire le constat du parallèle et de ce fil conducteur entre tous les systèmes autoritaires et/ou totalitaires – quelles que soient leurs natures et leurs formes – et qui semblent avoir en commun leur refus de l’altérité donc des libertés individuelles et du libre arbitre.
Redéfinir la notion du «vivre ensemble» entre individus jouissant d’une liberté sans commune mesure avec ce que nous connaissions et pratiquions jusque-là dans notre société et, au-delà, dans les sociétés arabo-musulmanes, voilà une question essentielle. Une vision du «vivre ensemble» qui ne doit pas faire l’impasse sur l’incontournable et nécessaire liberté (voire une libération) de l’individu de toutes les entraves qui enchaînent son individualité et son libre arbitre. Et ici l’Etat n’est pas seul en cause car l’individu est prisonnier par bien d’autres chaînes qui constituent parfois – et plus souvent qu’on ne le croit – des boulets biens plus pesants (familiaux, communautaires, cultuels, «a'rouchia» ou clanisme, traditions de toutes sortes…) qui non seulement entretiennent mais, plus inquiétant, reproduisent la soumission de l’individu au groupe et qui demanderont bien plus que de simples aménagements juridiques ou institutionnels pour relâcher leur pression.
Il y a lieu, dès lors, de se poser la question du parallèle qui s’impose entre la soumission à un ordre religieux (cela se constate dans l’histoire de toutes les religions) ou à la tradition d’une part et la soumission au pouvoir de l’Etat de l’autre. Et de se demander si, au fond, la fonction de cette soumission et les mécanismes (aussi bien politiques, sociaux que psychologiques et mentaux) qui la maintiennent et aident à sa reproduction, quelle que soit l’époque, ne sont justement pas à rechercher dans cette soumission de l’individu au groupe (à commencer par la famille, puis le clan, la tribu, «âarch», la communauté, la patrie, l’Etat, l’oumma …). Qui fait que la seule individualité acceptée et acceptable est celle qui permet la cohésion et la perpétuation du groupe (on retrouve ici la notion chère à Ibn Khaldoun de «açabya» ou esprit de corps). Du moins la perpétuation et la reproduction des mêmes rapports de pouvoir (les hommes sur les femmes, le chef de clan sur autres membres, le père, le patriarche sur les descendants, les frères sur les sœurs…).
De plus, l’histoire même de la Tunisie est ainsi faite que le primat du collectif (au nom de l’édification et la consolidation de l’Etat national, «El-Watan») a, depuis l’indépendance, toujours prévalu sur toutes les autres considérations et dimensions, qu’il s’agisse de la question sociale, de la société civile ou plus encore de la place de l’individu.
Nous ne sommes donc pas au bout de nos peines. Voilà pourquoi sans doute la société civile et le mouvement associatif en particulier sont et seront appelés à jouer le rôle indispensable de veilleur et de contre-pouvoir.
* Militant associatif, Saint-Denis (France).