Khaldi Adnène* écrit – La dichotomisation du cerveau tunisien est assurée «arbi»/«souri» ou traditionnel/moderne. Aussi le projet culturel et politique en Tunisie est-il cadencé par une bipolarité entre moderniste et conservatisme.
Dans un étrange anachronisme, les Tunisiens vivent avec 14 siècles de retard la crise iconoclastique appelée aussi le grand schisme quand l’église chrétienne s’est scindée en deux entités antinomiques, ceux qui sont pour la représentation de Dieu et ceux qui sont contre. Ce clivage de l’église ne peut que souligner l’importance et la gravité d’une telle question sur les esprits.
Nessma TV, ne mesurant pas la virulence de cette question à l’aune des faits historiques sus mentionnés, a diffusé le film ‘‘Persépolis’’ qui contient des représentations de Dieu et allumé le feu de la vieille querelle, soulevant les émotions et exacerbant le sentiment religieux d’une bonne frange de la population et les Tunisiens se trouvent tout bonnement divisés en iconoclastes et iconodules.
Se conformer au «patron culturel idéal»
Mon propos n’est pas de débattre du fondement théologique de la question mais d’aller au-delà de la controverse pour chercher ses racines qui à l’évidence se placent au niveau des valeurs et que, dans ce sens, il y a une crise des valeurs, qui constitue vraisemblablement la trame de fond de tout le débat politique tunisien (remarquez que l’on n'a pas eu un débat proprement dit sur les programmes et orientations socio-économiques à adopter mais plutôt sur des visions de la Tunisie post révolutionnaire), cette crise a pour problématique : la compatibilité des valeurs de l’identité culturelle arabo-musulmane réputée traditionnelle avec les valeurs de la modernité.
Ce n’est pas un truisme que de rappeler que la modernité dans ses paramètres est Occident, science, rationalité, laïcité, technicisme, démocratie, etc., et qu’elle est aussi dans une relation d’opposition à d’autres concepts, en particulier celui de tradition.
Interroger les rapports entre modernité et religion/tradition c’est ramener le Tunisien à négocier ses rapports avec le sacré en le forçant même à redéfinir son identité, celle-là même qui est scellée depuis 1.300 ans : la Tunisie est un pays homogène ne contenant ni minorité ethnique ni religieuse ni même culturelle ; on est tous Arabes et musulmans sunnites, si on n'est pas musulman de par la foi, on l’est de par la culture. D’ailleurs, la culture islamique possède des marqueurs culturels puissants et indélébiles, qui nous marquent jusqu’à notre chair en l'occurrence la circoncision. Qu’on soit athée ou non, on est forcément circoncis. Abdelwahab Bouhdiba, notre grand sociologue, définit l’islam dans son livre-référence ‘‘La sexualité en islam’’ en ces termes : «La tradition en islam est un patron culturel idéal. S’y conformer strictement nous garantit d’être dans les voies de Dieu. L’écart est égarement et erreur. Par essence l’islam est orthodoxie. D’où la continuelle tentation ‘‘régressive’’ et ‘‘fondamentaliste’’». (p.14).
Si on accepte la définition que donne Bouhdiba de l’islam, il serait alors aisé d’imaginer la portée de la crise (modernité et tradition) sur la psyché du Tunisien qui serait vécue comme étant un déchirement dans l’être (pour les conservateurs) ou comme déchirement dans le projet (pour les modernistes).
«Adham arbi» et «sid Ennebi arbi»
Un vocable ayant toujours attiré mon attention est le mot «arbi» (arabe). On qualifie plein de choses comme étant «arbi», on dit avec fierté et délectation : «adham arbi» (œufs arabes), «lham arbi» (viande arabe), «khodhra arbi» (légumes arabes), avec ruse : «kassa arbi» (raccourci arabe), avec modestie : «okoôd ellouta sidi ennebi arbi» (assieds-toi par terre, le prophète est arabe), «koul bidik sidi ennebi arbi» (mange avec tes mains car le prophète est arabe)...
Quelles sont les représentations sociales associées au mot «arbi» ? Si on fait une brève réflexion sur le mot «arbi», on s’aperçoit très vite que le dénominateur commun entre les choses qualifiées de «arbi» est une notion qui fait défaut : c’est la technologie.
«Adham arbi» (oeuf arabe) est issu d’un processus naturel qui n'a pas été produit selon une technologie, à l’opposition œuf «souri» (moderne), qui a été produit selon un procédé technologique. L’arabe serait alors antithétique de la technologie, là où il y a absence de technologie ou très peu de technologie. Serait aussi arabe, là où il n’y a pas de systématisation, l’absence de rigueur ou de méthode. Les émotions sont «arbi», par opposition à la réflexion qui est «souri»...
La modernité doit réinvestir le religieux
La dichotomisation de notre cerveau est assurée «arbi»/«souri» (français, ou occidental) ou traditionnel/moderne. Ainsi le projet éducatif, social, et politique en Tunisie est-il cadencé par cette bipolarité : le pôle moderniste d’un côté et de l’autre le pôle conservateur.
Le Tunisien acculturé et anomique contraint à faire des choix douloureux entre modernité et tradition, rechigne à aller s’inscrire aux élections, et là je cite encore une fois Bouhdiba : «La modernisation est ressentie non pas tellement comme l’adoption d’une nouvelle façon de vivre et de penser que le refus des anciennes». (‘‘La sexualité en Islam’’. p.285).
«Le rejeton qui ne ressemble pas à ses parents est un monstre», disait Aristote, dans ‘‘De la génération des animaux’’.
Eu égard à cet autodénigrement que le Tunisien a introjecté, il est tout à fait logique que certains pôles modernistes essayent d’oblitérer cette identité, puisqu’elle est la principale entrave à la modernisation.
Il est aussi légitime de se demander pourquoi on magnifie la modernité au point de la sacraliser quand on sait que la question de la signification du monde et de la place de l’homme dans le monde moderne est évacuée.
La modernité laisse donc vacante la question du sens puisqu’elle remplace le sens par la consommation. La modernité doit réinvestir le religieux, le magique, le sacré. Les révolutions les plus authentiques sont toujours celles qui savent, à propos, retrouver les profondes continuités de demain avec aujourd’hui et avec hier. Se réclamer moderne dans une ère postmoderne ou hypermoderne est le second anachronisme.
* - Psychologue.