Les Tunisiens sont perdus dans leurs débats politiques et institutionnels, alors que la majorité d’entre eux souffre d’une situation économique qui se détériore et qui fera le lit des extrémismes et des populistes.

Par Ferid Belhaj*


 

Voilà qu’après l’Algérie du début des années 1990 et la Palestine du milieu des années 2000, des élections libres et transparentes dans un autre pays arabe et musulman, en Tunisie, ont une fois encore donné le même résultat : la victoire d’un parti islamiste. Victoire basée sur la triple exclusion d’une large partie de la population : exclusion économique ; exclusion sociale et exclusion culturelle. La différence, cette fois ci, est que toutes les parties prenantes au débat politique en Tunisie ont accepté les résultats des urnes.

Au niveau interne, toutes les institutions du pays, y compris l’armée, ont, par leur action ou par leur silence, souscrit à la volonté du peuple. Celle-ci a été clairement exprimée, de manière transparente et libre. La communauté internationale, pour sa part, ne s’est pas cabrée face aux résultats des élections, ni ne s’est reniée comme ce fut le cas en Palestine où la victoire de Hamas avait mis a mal ce qui reste du credo démocratique de l’Europe et des Etats Unis. L’avenir dira quelles seront les réactions face à la victoire très probable des islamistes en Egypte dans quelques semaines. Pour le moment, c’est la situation tunisienne qui intéresse.

Une «exception tunisienne»

Les élections du 23 octobre sont encore l’objet de questionnements et d’analyse. La victoire du «parti a référentiel islamique» Ennahdha, bien qu’attendue, a quand même choqué de par son ampleur, même si toute relative, face aux scores modestes des autres partis politiques en compétition. Il faut rappeler en effet qu’à l’orée des élections, durant toute la campagne électorale, un raz de marée islamiste était brandi par beaucoup comme un épouvantail, dans l’espoir de mobiliser l’électorat modéré et de garantir une participation importante. Double échec : la participation a été relativement bonne mais loin des 90% claironnés dans les heures qui ont suivi la clôture des bureaux de vote, et l’électorat dit modéré, entendez qui n’a pas voté pour Ennahdha, a été mis en minorité.

Pourtant, de l’intérieur, comme de l’extérieur, «l’exception tunisienne» a été mise en avant. On a répète à l’envi, comme une incantation, que la Tunisie n’est pas comparable à l’Algérie de 1990, alors frappée de plein fouet par la chute des cours du pétrole. Qu’elle ne fait pas face à la situation prévalant dans cette Palestine qui survit divisée sous la botte brutale de l’occupation israélienne. On a insisté sur le fait que la Tunisie est le pays arabe le plus proche d’une certaine forme de laïcité. Les experts de tout genre ont parlé du niveau supposément élevé de l’alphabétisation du peuple tunisien, des vertus modératrices de son importante classe moyenne et puis du rôle prépondérant de la femme tunisienne dans une société encore nourrie de «bourguibisme». On a aussi accepté comme une certitude la cohésion de la Tunisie et la disparition des forces destructrices du tribalisme.

Il est un fait cependant que tous ces facteurs stabilisateurs se sont révélés largement inopérants. Le vote du dimanche 23 octobre a révélé que le pays est effectivement divisé. Que le peuple tunisien est, dans sa réalité quotidienne, touché par le mal de la fracture sociale, économique et culturelle. Qu’une large partie des dix millions de Tunisiens se reconnaissent dans les discours traditionnalistes à connotation religieuse et ressentent les discours laïcs comme autant d’appels incongrus et lointains de leur réalité. Nous avons constaté que la classe moyenne tunisienne, dont le pouvoir d’achat a été érodé par des années de mal-distribution des fruits de la croissance et d’augmentation du coût de la vie, souffrait elle aussi de la marginalisation qui frappe les couches sociales les plus défavorisées. L’on a découvert que Ben Ali avait légué, entre autres boulets, un taux de pauvreté frisant le quart de la population, et un taux de chômage inimaginable dans un pays qui se gaussait d’une croissance sur le modèle asiatique.

Faillite des partis «modernistes» ?

Ajoutons à cela la survivance, vérifiée dans le sud et dans le nord ouest, du phénomène tribal que l’on croyait à jamais éradiqué et les tentatives pernicieuses de remise en question du statut de la femme, et nous avons un portrait révisé de la Tunisie. Un portrait qui correspond plus aux résultats des élections.

Cependant, et malgré ces erreurs de lecture et d’appréciation. Malgré le chapelet de fautes, certaines graves, commises par les partis politiques qui se sont autoproclamés modernistes. Malgré un mode de scrutin qui, contrairement aux vues de nos doctes juristes qui tentaient de fractionner l’électorat en instillant une dose de proportionnelle, a favorisé le parti au nom reconnu, la «marque déposée», tout en divisant plus encore le reste d’un champ électoral déjà dispersé. Malgré la faillite des partis «modernistes» à se connecter à leurs concitoyens de l’intérieur du pays. Malgré la présence des listes indépendantes qui a jeté le trouble dans un électorat déjà déboussolé par la multiplicité des partis politiques, présence qui a amené à la déperdition de centaines de milliers de voix. Malgré une situation économique désastreuse et un puissant sentiment de frustration sur lesquels il a surfé, le parti à «référentiel islamique», qui, dimanche 23 octobre a fait le plein de sa puissance électorale, n’a obtenu que le quart des voix de l’électorat potentiel. Nous sommes donc très loin du mandat franc et clair.

Triple structure d’équilibre et de contrôle

Ennahdha a gagné, pour sûr, mais il n’a pas vaincu. Ennahdha a révélé que sa force tenait plus à la faiblesse et aux erreurs de son opposition qu’à sa puissance propre de conviction. Ennahdha n’a pas obtenu de blanc-seing. C’est pour cela que des mécanismes d’équilibre des pouvoirs doivent être trouvés afin de ne remettre les clefs du pays à quiconque et de préserver ce dogme positif, que par la disposition des institutions, le pouvoir puisse arrêter le pouvoir.

Pour pallier à la déficience de la Constituante qui ne prévoit pas de contrôle sur ses activités, se couvrant du manteau de la souveraineté populaire absolue, une triple structure d’équilibre et de contrôle doit être mise en place : l’une au sein même du gouvernement, l’autre dans le cadre traditionnel de l’opposition et la troisième à la tête de l’Etat.

Le premier équilibre se ferait au sein même du gouvernement. Il faudrait que certains partis, et certains hommes politiques indépendants, peut être même des membres de l’actuelle équipe dirigeante, acceptent de participer à une coalition menée, comme cela est logique, par le parti arrivé premier aux élections. Ce gouvernement de coalition pourra assurer en son sein les nécessaires débats contradictoires et empêcher le parti relativement dominant de prendre des décisions et des mesures qui outrepasseraient le mandat d’un gouvernement de transition. Les ministres «coalisés» seront ainsi les porte-voix, à l’intérieur du gouvernement, de ceux qui ne se sentent pas suffisamment représentés dans la configuration issue des élections.

Ces ministres devront prendre la pleine mesure de leur rôle, parce qu’ils ne sont pas la pour leur allégeance mais pour le représentativité politique. Ils pourront compter sur l’appui de leurs bases respectives. Concrètement, et si le Crp et Ettakatol rejoignaient un gouvernement mené par Ennahdha, les ministres Cpr et Ettakatol auraient à répondre à leurs électeurs, à leurs bases et ne seraient pas aux ordres du Premier ministre qui ne serait alors qu’un «primus inter pares». L’histoire des ministres qui «ferment leur gueule ou qui démissionnent» doit être revue et corrigée à l’aune de la situation tunisienne. Un ministre ça parle et ça donne de la voix, et s’il lui arrive de démissionner, il le fait avec fracas. Cette présence des «coalisés» pourra, par exemple, dénoncer, de l’intérieur, les propos infâmes de cette dame non voilée, élue d’Ennahdha, et qui a osé vouer à ses délirantes gémonies les mères célibataires. Car c’est de l’intérieur qu’il faudra agir, en temps réel, et mettre tout un chacun devant ses responsabilités et devant ses contradictions.

Mauvais calculs et egos surdimensionnés

Le second équilibre se matérialiserait dans une opposition, quel que soit son poids en sièges. Pdm, Pdp, Afek et autres indépendants devront, et c’est un impératif, se coaliser afin de former un front démocratique qui pourra faire pendant à la majorité relative d’Ennahdha. Ce qui fut négligé, pour cause de mauvais calculs et d’egos surdimensionnés, lors de la campagne, doit maintenant être réalisé. Il en va du modèle de société que la Tunisie a patiemment mis en place et qui, avec ses imperfections, maintenant patentes, reste quand même une base pertinente sur laquelle construire pour l’avenir.

Cette opposition devra être active, agissante, bruyante. Elle devra surtout dépasser le triangle «Cailloux, Carnot, Mutu», entamer un travail de terrain dans une langue comprise de tous, et se prévaloir de valeurs reconnues et acceptées par tous. Les discours qui confondent libertés et laïcité, ceux qui feignent d’ignorer les réalités sociales et économiques du pays (cachez donc cette pauvreté que je ne saurai voir…) et qui persistent à mener des batailles parisiennes à Tunis doivent être revus et corrigés. Nous ne sommes pas des Français qui parlons arabe ! Comme le soulignait un récent article du ‘‘Monde’’, une bible – si j’ose dire – pour beaucoup de nos intellectuels, le meeting final du Pdm à la Coupole aurait bien pu être organisé à la Mutualité.

Le troisième équilibre se manifesterait à travers le choix d’un président de la République intérimaire qui serait le garant des institutions et des libertés.

Un président qui aurait le courage et la hauteur de vue de pouvoir remettre les pendules à l’heure à chaque fois que nécessaire. Un président sans ambition politique au-delà de celle de servir, une dernière fois, son pays. Ce qu’a accompli l’actuel Premier ministre depuis sa nomination est remarquable. Pour ma part, c’est à lui que je penserais pour ce rôle d’arbitre.

Deux alternatives, si j’ose dire, à ces propositions : un gouvernement technocrate, tel celui qui gère les affaires du pays depuis quelques mois. Bien sûr, et ce serait effectivement la solution optimale au vu des circonstances, mais cela ne parait pas réaliste puisque les élections, quoi qu’on en dise, emportent des conséquences. Et celles-ci sont notamment que Ennahdha «a pris la main», et qu’elle a l’initiative politique.

La seconde alternative : laisser Ennahdha «prendre ses responsabilités», dans l’espoir, même pas caché, d’observer leur faillite. Voila bien un raisonnement défaitiste et démissionnaire. Une opposition de l’extérieur uniquement n’aurait à gérer qu’un seul ministère, celui de la parole. Celui dont elle a prouvé de manière éclatante lors des élections qu’elle ne savait pas le gérer.

Et puis, qui parle d’échec d’un parti à ce stade, parle d’échec plus cuisant encore pour un pays qui est en train de sombrer. Nous sommes perdus dans nos débats politiques et institutionnels, alors que la majorité des Tunisiens souffre d’une situation économique qui se détériore de jour en jour et qui fera, aujourd’hui, comme elle l’a fait hier et le fera demain, le lit des extrémismes et des populistes de tout acabit. Alors, peut-être devrions nous participer à éviter au pays le naufrage et à arrêter la montre de cette chronique d’un désastre annoncé ?

* Directeur du Département du Pacifique, Banque mondiale, Sydney (Australie).

Les vues exprimées dans cette contribution sont la seule responsabilité de l’auteur et ne représentent pas les vues et opinions de la Banque mondiale.