Skander Ounaies * écrit – Les Tunisiens doivent garder à l’esprit que les plus grandes réalisations humaines ont toutes commencé par des idées d’abord, et… une volonté d’application ensuite.
Les élections pour l’Assemblée Constituante du 23 octobre ont fait ressortir un certain nombre d’éléments, qu’il nous a semblé utile de développer.
Ces éléments concernent aussi bien les résultats de ces élections, et leurs conséquences, que l’instauration d’une sorte de «feuille de route», urgente, nous semble-t-il, pour le gouvernement à venir.
Victoire des islamistes ou défaite des modernistes ?
Ces élections ont vu le parti Ennahdha arriver en tête avec 89 sièges à la future Assemblée Constituante. Il est clair que ce résultat, même s’il était attendu depuis février 2011, en a désorienté plus d’un, d’une part par le nombre de sièges gagnés par Ennahdha, et d’autre part et surtout, par le recul non prévu de certains partis de gauche, particulièrement le Parti démocrate progressiste (Pdp), et ensuite Ettakatol.
Ces élections montrent qu’il y a, et il faut le dire maintenant clairement ,une véritable rupture dans le pays, entre un parti qui s’est appuyé, principalement, sur ses réseaux de solidarité construits implicitement pendant la répression de l’ancien régime, réseaux qui touchaient toutes les catégories sociales, y compris les plus défavorisées, et des partis qui ont été appelés «élitistes», car coupés de la population, et pratiquant parfois des discours choquants que le commun des Tunisiens ne peut pas comprendre ou admettre. Ainsi des thèmes comme «laïcité», ou «idées de gauche», ont, pour une grande partie des électeurs, été traduits ou compris, tout simplement, par «non croyance en Dieu», c’est-à-dire apostasie.
Il est nécessaire de rappeler que le terme laïcité est intraduisible en arabe, comme le terme «décentralisation». On a donc voulu aborder avec le commun des électeurs des sujets extrêmement complexes, et qui relèvent, il faut bien le dire, d’une culture autre que la nôtre. Il en résulte que des problèmes de fond pour la grande majorité des Tunisiens, comme celui du chômage, ou de l’inflation, ont été peu abordés par les partis, et surtout très mal définis dans leurs futurs programmes économiques.
De plus, et à notre sens, aucun parti, n’a abordé clairement, le futur positionnement de la Tunisie pour des structures comme l’Union du Maghreb Arabe (Uma), une entité chimérique, qui doit obligatoirement être réadaptée à la nouvelle situation géopolitique de nos pays maghrébins. Il en est de même pour l’Union pour la Méditerranée (Upm), qui doit absolument servir de chambre d’écho de la nouvelle approche européenne vis-à-vis de la Tunisie et des autres pays maghrébins, y compris de l’Egypte.
Les résultats des Tunisiens résidents à l’étranger nous interpellent à deux niveaux. En effet, le fait que l’écrasante majorité se soit orientée vers un seul parti (Ennahdha) montre qu’il existe réellement un problème de repli identitaire, vécu par cette catégorie d’électeurs, et que ce repli n’a pas été perçu à sa juste valeur aussi bien par nos représentants (ambassadeurs et autres), ainsi que par les différents représentants de la Ligue arabe, dont les silences sur des questions aussi complexes que l’identité arabo-musulmane, la participation des immigrés aux élections locales, ou, plus simplement, la construction de mosquées ne peut qu’exacerber le sentiment d’abandon et donc de repli .
Les urgences du prochain gouvernement
Au vu de ce simple constat, il nous semble fondamental de relever les points suivants, qui constituent selon nous, une véritable urgence pour le futur gouvernement, si celui-ci veut adresser un signal fort à l’ensemble des catégories sociales du pays, ainsi qu’aux partenaires étrangers, en montrant qu’il prend la réelle mesure des priorités et des attentes des Tunisiens.
Il s’agit d’abord d’engager, le plus rapidement possible, une véritable réforme du système fiscal, en commençant par élaborer des restrictions drastiques du mode forfaitaire, qui constitue aujourd’hui une véritable «niche fiscale», et dont la refonte permettrait, en même temps, d’accroitre l’assiette d’imposition, et de procurer à l’Etat des ressources fiscales supplémentaires non négligeables.
Dans le même ordre d’idées, évaluer d’abord, et aménager ensuite, l’impact de toutes les incitations fiscales, en termes d’investissement et d’emploi, car il semblerait que ces incitations, particulièrement pour l’emploi n’aient pas donné les effets escomptés, d’où le niveau de chômeurs diplômés, près de 170.000. Enfin, et en termes de rupture avec les idées de l’ancien régime, il nous semble nécessaire d’instaurer, dans la plus grande transparence, sérénité et patriotisme, un impôt sur la fortune, dont l’assiette serait la plus large possible, et le taux acceptable, par les Tunisiens les plus fortunés, en expliquant la nécessité de la démarche, qui ne doit pas être considérée comme une «punition», ni comme un 26-26 par défaut, mais plutôt comme une contribution volontaire à l’effort de redressement du pays, et un investissement pour toutes les générations futures.
On doit aussi permettre aux municipalités de collecter des fonds supplémentaires auprès de leurs administrés les plus aptes à payer. Il s’agirait d’une sorte de super impôt local, dont les externalités positives seraient bénéfiques pour tous les habitants en termes de services, et contribuerait à résoudre les insurmontables déficits financiers de ces administrations.
Il serait demandé également une contribution financière volontaire aux Tunisiens résidents à l’étranger par l’ouverture d’un compte spécial auprès du Trésor, accessible sur internet, et dans toutes les institutions financières, relevant de la Tunisie. A titre d’exemple, nous avons près de 23.000 Tunisiens qui travaillent dans les pays du Golfe, si chacun d’eux donnait volontairement et en moyenne 50 dinars par mois, ce qui en termes de change reste très acceptable, il en résulterait, par an, l’équivalent de 13,8 millions de dinars, soit près de 7 millions d’euros pour la région du Golfe uniquement. Toutefois, les montants collectés auprès de nos compatriotes à l’étranger, ne doivent pas être inclus dans le budget de fonctionnement de l’Etat (Titre I), mais plutôt être intégrés dans les montants d’investissements (Titre II).
Concernant un élément fondamental de notre financement extérieur, à savoir les investissements directs étrangers (Ide), qui ont représenté, entre 2007 et 2009, près de 5% du Pib, soit près de 20% des investissements globaux, et enfin, élément fondamental d’appréciation, l’équivalent de 32% des investissements du secteur privé, il est nécessaire, dans le but de les accroitre et de les orienter vers des secteurs autres que ceux de l’énergie fossile principalement, de travailler à l’élaboration, d’avantages comparatifs, que l’on pourrait qualifier de «construits», par opposition à «naturels». Il s’agirait alors de penser au développement de nouveaux secteurs pour notre économie, à savoir les énergies renouvelables, et les technologies de l’information, tous deux constituant de forts réservoirs d’emploi, à tous les niveaux de qualification. Concernant particulièrement les énergies renouvelables, rappelons qu’il existe déjà un «Plan Bleu» (2007), une étude stratégique à l’horizon 2030, ainsi qu’une stratégie à l’échelle méditerranéenne, sous l’égide des Nations Unies avec le Programme des Nations Unies pour l’Energie (Pnue).
Il s’agit, par ailleurs, d’instaurer une sorte de «Travaux d’utilité collective» (Tuc), en utilisant la prime (200 dinars) accordée aux chômeurs, en leur permettant d’utiliser leurs compétences au service des populations les plus fragiles, avec une rémunération supplémentaire. Il s’agirait, par exemple, de suivre des jeunes écoliers en difficultés, ou permettre à d’autres de développer leurs talents artistiques, ce que les moyens financiers de leurs parents ne leur permettent pas de faire. Ceci aurait pour effet de garder les compétences des demandeurs d’emplois intactes, et de les aider à se réinsérer progressivement dans les circuits professionnels. Ainsi, cette action affecterait en même temps l’emploi et le développement régional.
Une réforme du système éducatif doit être engagée, en préparant les futures générations à affronter la mondialisation, qui n’a été abordée par aucun parti pendant la campagne de manière explicite, en instaurant dès les plus jeunes classes, l’enseignement obligatoire des langues déjà utilisées, et tellement malmenées, à savoir l’arabe et le français, en y ajoutant l’anglais, aujourd’hui langue véhiculaire dominante des sciences exactes, du commerce international et de la finance.
A cela, viendrait s’ajouter la manipulation des technologies de l’information et de la communication (Tic), outil fondamental aujourd’hui pour la recherche et le développement (R et D). De plus, il faudrait modifier l’approche de notre enseignement en développant l’esprit de synthèse et l’esprit critique, qui sont totalement absents de la formation, et cette absence handicape très lourdement les étudiants lorsqu’ils intègrent l’Université.
En outre, il faudrait renforcer les enseignements scientifiques, pour accroître la part des ingénieurs dans le nombre des diplômés du supérieur, car, pour nous, et comparativement à d’autres pays émergents, ce nombre demeure relativement faible. Il faudrait, également, penser à réintroduire la filière courte technique, créatrice d’emplois presque immédiats, toutes disciplines confondues. De plus, l’instauration de stages de type formation-recyclage doit être envisagée, pour l’ensemble des enseignants, pour qu’ils soient toujours au fait des dernières innovations. Toutes ces mesures devant être, bien entendu, prises en complète concertation entre toutes les parties intéressées, car nous ne connaissons que trop bien, les effets des décisions de type top-down, c'est-à-dire «parachutées», complètement coupées de la réalité, et généralement improductives.
Il faut tenir compte, particulièrement au niveau régional, du poids de l’économie informelle, qui représente, selon la Banque Mondiale, près de 30% du produit intérieur brut (Pib) du pays, tout en étant, généralement, pourvoyeur d’emplois très peu qualifiés, et chercher à l’insérer progressivement dans les circuits économiques, car ce type d’économie, constitue, pour beaucoup au niveau régional, la seule issue. De ce fait, ce secteur pourrait rapporter à l’Etat des revenus, qui pourraient être utilisés au niveau régional, d’où une meilleure acceptation de son insertion dans les circuits économiques régionaux.
Enfin, et toujours au niveau du développement régional, il convient de ne pas penser de manière dominante à un schéma d’emploi axé sur le secteur public, qui serait, à terme, totalement improductif et extrêmement coûteux, mais encourager fortement le secteur privé, comme cela a commencé à être fait par le financement de micro projets, qui tiendraient compte des caractéristiques régionales, tout en remédiant progressivement au manque d’infrastructures et de moyens humains durables pour certaines régions. Nous pensons ici au secteur de la santé, avec la possible instauration d’un régime fiscal d’encouragement pour les jeunes médecins ou autres catégories, de manière à ce que ces régions ne se sentent plus non concernées par l’action de l’Etat.
Pour terminer, nous sommes pleinement conscients qu’entre donner des idées, et pouvoir les appliquer, il y a un monde, mais le meilleur exemple que l’on puisse donner à ce propos, concerne le discours du (futur) président Kennedy prononcé en 1960, à Los Angeles, à la Convention Démocrate où il avait parlé de la Nouvelle Frontière («New Frontier»), relative non seulement à l’éradication progressive de la pauvreté, mais surtout à une nouvelle frontière scientifique, à savoir le programme Apollo et la marche sur la Lune. Beaucoup de gens avaient ri, et s’étaient ouvertement moqués de ce candidat président rêveur et candide. Il n’empêche qu’un jour de juillet 1969, le 21 juillet exactement, jour que malheureusement Kennedy ne verra pas, l’Homme a marché sur la Lune, réalisant contre tous la Nouvelle Frontière, et rappelant à tous, que les plus grandes réalisations humaines ont toutes commencé par des idées d’abord, et… une volonté d’application ensuite.
* Professeur à l’Université de Carthage, Ihec, Carthage.