L'oligarchie, qui régnait sous le règne de Ben Ali, s'est transmuée, dans la Tunisie de la révolution, en gérontocratie. Une fois encore on voudrait écrire l'histoire du pays sans ses jeunes...
Par Karim Ben Slimane*
En dépit du bêlement des moutons à un 1000 dinars, qui a assourdi nos oreilles durant toute la semaine dernière, la nouvelle de l'adhésion de l'historien et islamologue Mohamed Talbi, 92 et toutes ses dents, au parti de Nida Tounes a réveillé mon esprit engourdi par le méchoui et la «ojja bel mokh».
Des vieillards en avance sur leur temps
M. Talbi est un érudit peut-être un peu trop pour nos pauvres esprits de Tunisiens, dont il a toujours surestimé l'intelligence par bonté ou par candeur, je vous laisse juge. Prophète dont la reconnaissance ne sera malheureusement que posthume, M. Talbi a pourtant essayé de se frotter à la foule de s'y mélanger d'y apporter sa lumière mais en vain. Les Tunisiens n'aiment pas les intellectuels. C'est un peuple frappé d'une acrophobie congénitale des choses de l'esprit, il leur préfère le pragmatisme et la débrouillardise. M. Talbi n'avait donc pas sa place parmi ce peuple qui a déserté les bibliothèques et dont les seules lectures se résument aux catalogues des supermarchés, aux feuilles de choux qu'on prend abusivement pour de la presse et aux livres jaunes sur la religion aux titres qui vous foutent la chair de poule vendus à même le sol dans les souks, mon préféré reste, sans ironie, ''Âdhab Al-Qabr'' (le supplice de la tombe).
Oui, M. Talbi a incontestablement une avance sur son temps. Mais que valait-il de mieux pour cet homme d'esprit, prendre congé d'une société dans laquelle il n'a de toute façon pas sa place ou aller garnir les rangs de la nouvelle gérontocratie qui tente de nous convaincre que notre salut est entre ses mains.
Imaginez un instant ce qui peut se dire entre leader de Nida Tounes, l'ex-Premier ministre de 86 ans, Béji Caid Essebsi, et Mohamed Talbi, sans doute des choses que les moins de 80 n'ont pas connues. Le loukoum à un «sourdi» (monnaie d'antan) qu'ils achetaient à la sortie de l'école chez Amm Salah ou encore ce fameux jeu où on lançait les pièces de un sou et où on pouvait récupérer toutes les pièces dans la surface couverte par la paume de la main et dans lequel Béji Caid Essebsi excellait particulièrement. Peut-être qu'ils parleront aussi de Bourguiba et du grand homme d'Etat qu'il a été et Talbi glissera subtilement des griefs qu'il n'a pas pu pardonner au combattant suprême. Iront-ils aussi jusqu'à se rappeler la guerre des Six jours entre Israël et le monde arabe, la fuite du Shah d'Iran ou parleront-ils de guerre froide et du collectivisme de Ahmed Ben Saleh?
A quatre-vingt-dix ans, les histoires ne manqueront pas aux compagnons de combat anti islamisme et si jamais ils sont pris d'ennui ils pourront toujours commencer une partie de domino pour s'aérer l'esprit.
De l'oligarchie à la gérontocratie
Ainsi, l'oligarchie qui régnait sous le règne de Ben Ali s'est transmuée, dans la Tunisie de la révolution, en gérontocratie. Le ras-le-bol des jeunes qui a précipité la chute du dictateur n'est pas prêt de s'éteindre. Alors jeunes de Tunisie barrez-vous, cassez-vous, quittez ce pays qui vous tourne le dos une nouvelle fois, boudez ces partis politiques gouvernés par des immortels pris de torticolis ne pouvant contempler que le passé.
L'idéologie, les jeunes n'en ont cure, la nature du gouvernement non plus d'ailleurs et les sérénades entre les membres de l'Assemblée constituante leur sont insupportables. Ajoutez à tout cela le look kitch et un peu vintage des députés de la république et la boucle est bouclée.
Quand il m'arrive de faire société à mon petit frère et ses amis un sentiment bizarre me remplit à chaque fois. Des jeunes plein d'entrain et bouillonnants d'idées qui t'apprennent toujours plein de choses sur les ficelles pour déjouer tel ou tel verrou sur internet, un territoire qui leur est si familier en même temps, il est frappant à quel point l'espoir ne les habite plus et la résignation a eu raison de leurs ambitions. Tous, sans exceptions, rêvent de partir non pas pour amasser de l'argent ou se construire une rente comme leurs aïeux ont pu faire avant eux mais plutôt pour vivre et espérer. La Tunisie d'aujourd'hui les étouffe et ils ont raison.
Une fois encore on voudrait écrire l'histoire sans eux, une fois encore le paternalisme bienveillant des vieillards cacochymes voudrait les réduire au silence et les entraîner dans des querelles qui ne les intéressent guère, une fois encore ils n'espèrent plus.
Alors, jeunes de Tunisie barrez-vous.
*Spectateur engagé dans la vie politique tunisienne.
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