L'immigration, les Tunisien(ne)s à l'étranger et leur instance de représentation: plaidoyer pour une démarche transparente et consensuelle.
Par Mohsen Dridi*
Depuis le déclenchement de la révolution on parle de plus en plus de la nécessité de redéfinir la politique concernant l'émigration et les Tunisien-nes à l'étranger.
Ces derniers temps, même les milieux officiels se préparent à organiser pour l'été 2013 une importance rencontre à ce sujet. Et en perspective, il y a la mise en place d'une instance de concertation et de représentation des Tunisien-nes à l'étranger.
Il est heureux et important que le pays sorte, enfin, de cette vision qui a prévalu jusque là, une vision exclusivement étatiste, unilatérale et toujours langue de bois, au sujet de l'émigration comme d'ailleurs sur toutes autres questions.
Il faut dire que la révolution est passée par-là et que quelque chose est en train de bouger, sensiblement, à propos de l'émigration et des Tunisien-nes à l'étranger.
Les expatriés tunisiens préfèrent passer leurs vacances au pays.
Rappels indispensables avant d'aller plus avant
Une remarque préalable: l'immigration est avant tout un phénomène mondial aussi vieux que le monde lui-même(1).
La communauté tunisienne est constituée, selon les chiffres pour l'année 2010, de plus de 1.100.000 personnes dans les différents pays, soit 10% de la population tunisienne. Ils n'étaient que quelques 35.000 en 1962. Près de 600.000 en France (54%), plus de 150.000 en Italie (14%), plus de 85.000 en Allemagne et en Libye (8%) et ces 5 pays représentent 84% de la communauté à l'étranger. Mais les Tunisien-nes sont également présents dans de nombreux autres pays et régions: 20.000 au Benelux, 13.000 en Suisse, 18.000 en Arabie Saoudite, 16.000 en Algérie, 13.000 aux Emirats, 15.000 au Canada, 13.000 aux Etats-Unis...
Avec 10% de la population tunisienne, la communauté à l'étranger est de plus un facteur important sur le plan économique et social en raison des transferts de devises dans le pays, transferts qui ont représenté par exemple, en 2010, quelques 2.904 millions de dinars (MD) soit 4,5 % du produit national brut et à 20,5% de l'épargne nationale.
Certes, ces migrants tunisiens n'ont choisi de s'expatrier que parce que, à un moment donné de leur vie, ils y ont été soit contraints par le chômage et l'absence de perspectives soit encouragés par les choix économiques et sociaux des pouvoirs successifs en Tunisie mais également des accords bilatéraux et conventions signés entre la Tunisie et les autres pays(2).
Même s'il paraît évident que les Tunisien-nes ont émigré, le plus souvent, dans l'espoir de trouver, ailleurs, un travail leur permettant de vivre et faire vivre leurs familles, il serait cependant faux et erroné de croire que se sont seulement ces difficultés économiques qui expliquent leur migration. D'autres facteurs (personnels, familiaux, politiques ...) interviennent finalement dans la décision de s'extrader.
En d'autres termes, même si, demain, les difficultés économiques venaient à disparaître en Tunisie, la migration ne disparaîtra pas pour autant. Elle changera dans sa manière, dans son ampleur peut-être... etc, mais des gens chercheront toujours à aller voir de quoi «l'ailleurs» est fait. Et de toute manière, cela reste un droit légitime élémentaire, donc fondamental, que de pouvoir circuler librement!
Qui plus est, quant on parle de Tunisien-nes à l'étranger, on a tendance souvent à y inclure ceux et celles nés dans les pays de résidence qui, faut-il le rappeler, ne sont pas des émigrés, même s'ils expriment très fortement leur attachement au pays d'origine de leurs parents. Plus encore, et avec le temps, viennent se greffer – mais c'est un phénomène qui concerne toutes les immigrations – d'autres préoccupations, facteurs et aspirations, dans le quotidien de ces communautés et de ces personnes, là où elles vivent(3). Autant ces immigrations et ces communautés apportent quelque chose de nouveau aux sociétés et pays d'accueil, autant, en retour, elles sont influencées par les réalités de ces pays. L'immigration est ainsi! Et il n'y a pas lieu de s'en plaindre!
Et cela sans oublier toutes les questions que soulève le phénomène de la harka et des harragas qui est la conséquence, faut-il le rappeler, de la fermeture des frontières et de la réglementation de plus en plus restrictives inaugurée en France dès 1974(4) et en Europe avec le Schengen.
Certes l'immigration et les Tunisien-nes à l'étranger relèvent de la politique générale migratoire, en relation avec des pays tiers. Mais c'est d'abord et aussi une affaire de personnes et d'itinéraires personnels, familiaux, qui posent, du même coup, des questions d'ordre politique, social, culturel, affectif..., etc. C'est dire si la question est complexe et nécessite une approche à la fois globale mais également spécifique dans la manière de la traiter.
L'immigration tunisienne est, comme tout groupe humain, multiple et complexe. Voilà pourquoi il est important de se débarrasser de ces clichés manichéens véhiculés à propos des Tunisiens à l'étranger, ces «mouatinina bel kharej» avec toute la charge péjorative que l'on devine. Cela est, heureusement, en train de changer!
Tunisiens au Canada défilent à Montréal le 15 janvier 2011.
L'immigration dans l'opinion publique en Tunisie
Avec la révolution, en effet, quelque chose a commencé à bouger à propos des Tunisien-nes à l'étranger et, en tout premier lieu, le regard que l'on porte sur l'émigration.
Et d'ores et déjà, une chose est clairement visible et palpable: le traitement de cette question de l'immigration et des Tunisien-nes à l'étranger n'est plus du ressort exclusif de l'Etat et de l'administration.
Non seulement la révolution est passée par-là, mais il est évident aussi que le drame des «harragas», dans les semaines qui ont suivi, a mis en lumière la réalité – en tout cas une des réalités – de l'immigration et qui a mis en émoi les Tunisien-nes. Des milliers de familles ont été (et sont) concernées par ce drame et des centaines de familles n'ont même pas encore, à ce jour, pu faire le deuil de leurs disparus. Les images de ces centaines de «harragas», embarquant dans des bateaux de fortune et tentant, au péril de leur vie, de rejoindre l'Europe via l'île italienne de Lampedusa, ne peuvent, en effet, laisser indifférent!
Ce phénomène de «harga» n'est, pourtant, pas nouveau même s'il a pris, pour les Tunisiens, en 2011, des proportions jamais vues jusque là(5)! Cependant, auparavant cela passait, malheureusement, presque toujours par «perte et profit» et seul le pouvoir, ce big brother de la communication, était alors «habilité» à nous délivrer sa version édulcorée des choses!
Aujourd'hui, et c'est la grande nouveauté, l'Etat n'a plus le monopole de l'information. Les médias, la société civile et du même coup l'opinion publique sont devenus les principaux vecteurs de cette information et nous renvoi d'autres images et nous donnent à lire une autre version de la question. En témoigne la constitution du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (Ftdes) ou encore l'intérêt porté par la société civile à la situation des migrants et des réfugiés étrangers en Tunisie comme dans le camp de Choucha.
Certes, nous ne sommes qu'au début du processus mais il y a tout lieu de croire que les choses ne vont pas (et ne doivent pas) s'arrêter en si bon chemin. Mais, comme dans tous les autres domaines, ce processus comporte toujours un mouvement de balancier où interviennent différentes variables et en tout premier lieu la volonté politique et les stratégies des uns et des autres, le rapport de forces entre les différentes conceptions et approches question...
* Acteur de la société civile en France.
Notes :
1- Près de 200 millions de personnes sont aujourd'hui des migrants et/ou des déplacés dans le monde, soit environ 3% de la population mondiale. Tous les pays et tous les continents sont touchés par ce phénomène migratoire qu'il soit choisi ou subi. Mais, et contrairement à l'idée reçue, il faut savoir aussi plus des 2/3 de ces mouvements de population, notamment pour ce qui concerne les déplacés et les réfugiés fuyant les guerres ou les famines, se font d'abord entres les pays du sud eux-mêmes, c'est-à-dire des pays pauvres vers d'autres pays pauvres. Ceci étant les pays riches aussi connaissent une émigration, c'est-à-dire des gens qui choisissent d'aller travailler ailleurs que dans leurs pays. Les Français expatriés, par exemple, sont au nombre de 2.000.000. La différence, et elle est importante, c'est qu'eux ont le choix.
2- Il faut se souvenir que dès 1963 une convention de main d'œuvre a été signée avec la France suivie en 1964 d'un accord sur la circulation des personnes avec l'installation d'une mission de l'Office national d'immigration (Oni) en Tunisie en vue de recruter des travailleurs pour les entreprises françaises. A partir de 1963, d'ailleurs, des dizaines de conventions et accords de main d'œuvre ont ainsi été signés avec de nombreux pays (Italie, Allemagne, Pays-bas, Belgique, Libye ...)
3- En effet c'est une population, faut-il le rappeler, qui en est à la 3e génération et qui comporte de plus en plus jeunes puisque les moins de 16 ans représentent près de 25%. Quant aux femmes, si elles représentent en moyenne 25% de l'ensemble de la communauté, ce taux atteint, concernant la France, 38% en raison évidemment de l'importance du regroupement familial.
4- Déjà en France en 1972-73, en 1981-82, 1996... les immigrés ont été amenés à déclencher de nombreuses grèves de la faim pour obtenir leurs régularisations et les Tunisiens ont été très nombreux (en France près de 20.000 Tunisiens régularisés en 1972-73, plus de 22.000 en 1982-83 et un peu plus de 8.000 en 1996-98. En Italie régularisation en 1986 puis 1986 (dont 10.000 Tunisiens), en 1990 (26.000 tunisiens) sans parler des régularisations de 1995, 1998, 2002...) Et ces régularisations ont été le résultats de combats associatifs communs et solidaires entre immigrés et Français, Italiens...
5- 18.244 immigrés sont morts aux frontières de l'Europe depuis 1988, dont 8.479 sont disparus en mer. En mer Méditerranée et dans l'océan Atlantique ont perdu la vie 13.417 migrants. Seulement en 2011, au moins 2.352 personnes ont perdu la vie aux frontières de l'Europe. Dans le Canal de Sicile 6.226 personnes sont mortes, entre la Libye, l'Égypte, la Tunisie, Malte et l'Italie, dont 4.790 disparus, et 229 autres ont perdu la vie le long des nouvelles routes entre l'Algerie et l'île de Sardaigne; 4.739 personnes sont mortes au large des îles Canaries et du détroit de Gibraltar entre le Maroc, l'Algérie et l'Espagne, dont 2.429 disparus; 1.397 personnes sont mortes en mer Egée, entre la Turquie et la Grèce, et aussi entre l'Egypte et la Grèce et entre la Grèce et l'Italie, dont 828 disparus; 696 personnes sont mortes en mer Adriatique, entre l'Albanie, le Montenegro, la Grèce et l'Italie, dont 307 disparus. Mais la mer on ne la traverse pas seulement à bord des pirogues. En navigant cachés à bord de navires de cargaison regulierement enregistrés, au moins 156 hommes sont morts asphyxiés ou noyés.(cf. Fortresseurope).