Dans cette interview, l’universitaire Gilles Kepel parle de la montée d’Ennahdha, et tente de répondre à la question suivante : Quel islam surgira du conflit ouvert entre les islamistes modérés et les salafistes ?
La victoire des islamistes d'Ennahdha en Tunisie est-elle une surprise ?
Non. Les forces politiques les mieux organisées dans le monde arabe sont depuis longtemps les mouvements islamistes. Ce qu’il faut comprendre aujourd’hui, c’est que les islamistes qui ont remporté les élections en Tunisie et qui risquent fort d’être en tête en Egypte, si tout se déroule normalement, ne sont plus exactement les mêmes que ceux du Front islamique du Salut (Fis) algérien il y a vingt ans. Une scission historique a eu lieu dans les années 1990.
Une partie des islamistes se sont lancés dans le djihad terroriste, certains rejoignant Al-Qaida. Ceux-là ont focalisé l’attention pendant la première décennie du siècle. Les autres ont choisi une logique de compromis avec la démocratie qui a débouché en Turquie sur la naissance de l’Akp.
Ennahdha, qui a été fortement influencé par l’expérience et la réussite de l’Akp, est l’avatar tunisien de cette évolution. Il faut ajouter à cela qu’Ennahdha a bénéficié dans l’opinion publique tunisienne d’être le parti des emprisonnés et des torturés, un peu comme le Parti communiste français (Pcf), en 1945, avait été «le parti des fusillés».
Des laïcs aussi, notamment des défenseurs des droits de l’homme, ont été arrêtés et torturés sous Ben Ali...
C’est indiscutable pour beaucoup d’entre eux. Mais les gens d’Ennahda ont incarné plus efficacement que les autres la volonté de «sortir les sortants».
A la différence de ce qui s’est passé en Egypte, où la place Tahrir a surtout été une scène symbolique mobilisant les médias – la masse de la population ne descendant dans la rue qu’à partir du moment où Moubarak a dit «Je ne pars pas» –, une vraie révolution a eu lieu en Tunisie. Un changement des forces sociales au pouvoir. On assiste aujourd’hui à l’irruption de nouvelles élites avec lesquelles celles d’hier tentent de négocier.
D’une part, il est clair que l’ancien régime conserve une certaine capacité à mobiliser les tribus dans la Tunisie profonde, comme on a pu le constater lors des incidents récents à Sidi-Bouzid – le lieu emblématique du début de la révolution, où le siège d’Ennahda vient d'être incendié.
D’autre part, et les dirigeants d’Ennahdha le savent, les échéances qui les attendent sont redoutables dans la petite année que durera la constituante. Il leur faudra relever l’économie du pays, en piètre état, et ils n’y parviendront qu’en passant des compromis avec la bourgeoisie entrepreneuriale. Ce n’est pas un hasard si, après la victoire, la première visite de Hamadi Jebali, secrétaire général d’Ennahdha et futur Premier ministre, a été pour la Bourse : il faut rassurer les investisseurs.
Qui sont les électeurs d'Ennahdha ?
La base électorale du parti est très large. Alors qu’il a rafé plus de la majorité des voix, il n’a obtenu que 41% des sièges en raison du système proportionnel mis en place par la haute instance chargée d’organiser les élections. Mais, dans un système majoritaire, il en aurait eu beaucoup plus. Son électorat est composé des laissés-pour-compte de la modernisation, mais aussi d’une large partie de la petite bourgeoisie qui a aujourd’hui le sentiment d’être entrée dans une phase de paupérisation. Car la Tunisie d’aujourd'hui n’est plus le pays prospère d’il y a une quinzaine d’années. Elle a dix ans de retard sur le Maroc.
Contrairement aux Frères musulmans égyptiens, les militants d’Ennahdha ont multiplié les contacts pour élargir leur base sociale. Ils ont cherché à démontrer que leur espace politique débordait leur électorat traditionnel. Lisez leur programme : il n’y est pas question de charia mais de liberté, de démocratie, de développement. Ce qui va leur poser d’autres problèmes. Plus le parti glisse vers le centre, plus il abandonne le champ radical de l’islamisme à la pénétration salafiste. Il y a d’ores et déjà un conflit pour le contrôle de l’islamisme tunisien entre la branche modérée, bourgeoise, soutenue par le Qatar et la Turquie, qu’Ennahdha veut incarner, et les salafistes, poussés par l’Arabie saoudite.
Les autres partis croient-ils en la «bonne foi démocratique» des islamistes ?
Disons que leurs sentiments sont mitigés. Mais personne n’est terrorisé par Ennahdha. Même si les manifestations à la suite du film de Marjane Satrapi ont alarmé beaucoup de laïcs, personne ne voit l’ayatollah Khomeini derrière Ghannouchi. Il y a au sein du camp laïque ou libéral une division entre ceux, comme l’ancien opposant Moncef Marzouki, donné futur président de la république, qui veulent jouer le jeu et passer des alliances avec les islamistes pour renforcer leurs tendances «démocratisantes», et ceux qui veulent créer un pôle d’opposition. Mais il ne faut pas se leurrer : cette aptitude à être aujourd’hui un parti attrape tout, qui caractérise Ennahdha et fait sa force, risque d’être demain sa principale faiblesse.
Comment expliquez-vous qu'en France, dans certains bureaux, Ennahdha ait obtenu des résultats encore meilleurs qu'en Tunisie ?
Par son implantation ancienne. N’oubliez pas que les islamistes tunisiens, qui avaient créé l’Union des organisations islamiques de France (Uoif) et avaient été écartés du pouvoir en 1993 par les islamistes marocains, l’ont repris en juin dernier. On assiste d’ailleurs à l’apparition de situations inédites : un militant d’Ennahdha peut être élu dans une circonscription de l’immigration tunisienne de France et siéger à l’Assemblée constituante à Tunis, mais aussi au Conseil français du culte musulman (Cfcm), voire sur une liste Europe Ecologie dans un conseil municipal français.
Il est clair qu’Ennahdha cherche aujourd’hui à se positionner également comme un acteur dans le système démocratique français. Tous mes contacts en Tunisie, je les ai noués dans le «93» [Seine-Saint-Denis], d’où viennent une partie des cadres d’Ennahdha. C’est à travers leur acclimatation et leur participation au système politique européen, que les militants d’Ennahdha ont acquis leur expérience électorale. Cette porosité n’existait pas il y a vingt ans, à l’époque du Fis algérien.
Qu’y a-t-il de commun entre les courants islamistes libyen, tunisien, égyptien ?
La matrice originelle, c’est-à-dire les Frères musulmans. Pour le reste, les spécificités locales sont évidentes. Ennahdha, par exemple, ne se réclame plus des Frères. En Egypte où, malgré la chute de Moubarak, les changements sociaux induits sont beaucoup plus faibles qu'en Tunisie, ce sont toujours les militaires qui gouvernent à travers le Conseil suprême des forces armées, chargé d’organiser les élections. En Tunisie, Ennahdha s’est déjà coulé dans le pouvoir. En Egypte, les Frères sont l’un des acteurs d’une transition dont le cadre est étroitement limité par l’ampleur des problèmes sociaux et économiques et par la dimension du pays qui compte six ou sept fois plus d’habitants que la Tunisie.
Ce cadre est sans doute limité aussi par les enjeux régionaux, qui ne sont pas de la même dimension pour Le Caire et Tunis...
C’est vrai. Même si les Tunisiens d’Ennahdha se montrent désireux de jouer un rôle dans la transition libyenne, éventuellement en lien avec la France, et sont très préoccupés par l’évolution de l’Algérie, les défis qu’affrontent les Egyptiens sont d’une autre dimension. L’Egypte s’efforce aujourd’hui de reprendre pied sur la scène diplomatique moyen-orientale, où elle était marginalisée par le rôle de garde-frontière de Gaza auquel l’avait réduite Moubarak en échange d’une aide militaire et civile substantielle des Etats-Unis. La libération de Gilad Shalit a été un signe de ce retour de l’Egypte. La mise hors jeu d'Ankara, qui gagnait de l’influence sur le Hamas, et celle de Damas, qui bloquait l’échange, a été l’œuvre du Caire.
Mais la voie est étroite. Si l’Egypte est perçue aux Etats-Unis comme trop hostile à Israël, le Congrès lui coupera les vivres. Qui paiera alors à la place de Washington ? L'Arabie saoudite, aux prises avec une transition dynastique délicate et qui soutient les salafistes ? Ou le Qatar, qui se tient aux côtés des Frères bourgeois et centristes, comme le cheikh Al-Qaradhawi, égyptien naturalisé qatari, prédicateur vedette d’Al-Jazira ? Et quel sera pour Le Caire le prix de la «générosité» de ses voisins ?
Les islamistes tunisiens et une partie au moins des Frères musulmans égyptiens revendiquent le modèle de l’Akp turc. La comparaison est-elle fondée ?
La situation sur ce point est en train de changer. Erdogan apparaissait jusqu’à présent comme islamo-compatible avec le marché et le pluralisme politique, mais le modèle turc est peut-être pris dans ses contradictions. Lors de sa tournée dans les pays arabes, le discours d’Erdogan a été bien reçu en Tunisie. Moins bien en Egypte.
Pourquoi ? Parce que ses hôtes ont eu l’impression qu’en Turquie l’islam a été mis au service de l’Etat turc, perçu comme un concurrent sur le dossier palestinien, mais également pour les projets d’exploitation des gisements de gaz en Méditerranée orientale. Et aussi parce qu’à domicile le modèle turc semble sur le point d’atteindre ses limites. L’Akp avait été à l’origine coopté par la grande bourgeoisie et les grandes entreprises turques, car elle leur permettait de sous-traiter leurs affaires à bas prix au petit patronat anatolien en exploitant les émigrés ruraux sous-payés. Aujourd’hui, la base de l’Akp constate qu’elle a été dupée et envoie au sommet des messages inquiets.
Propos recueillis par René Backmann
Source : ‘‘Temps Nouveaux’’.
* Professeur à Sciences-Po et membre de l'Institut universitaire de France, Gilles Kepel, arabisant, est l'auteur de nombreux essais sur le monde arabe et l'islam dont, en 2004, « Fitna. Guerre au coeur de l'islam » (Folio actuel, Gallimard). Il vient de rédiger le rapport « Banlieue de la République » pour l'Institut Montaigne. Son prochain livre, « Quatre-vingt-treize », paraîtra en 2012 chez Gallimard.