Jameleddine Heni* écrit - Texte douloureux, désarmé devant un syndrome du rejet de l’autre, qui affecte toute la classe politique à quelques rares (très rares) exceptions !
Quand ils ne sèchent pas les cours ou n’appellent à une grève générale et ouverte, les militants de la Faculté des lettres et des sciences humaines de Tunis – alias 9-Avril – apparaissent souvent en hordes euphoriques, aux quatre coins de la «place rouge». Pour ceux qui n’ont pas eu la chance de visiter, il s’agit d’une étendue de bitume pourpre ; sans autre forme de procès !
Gaucho versus «khouanji»
Le gobelet grillé aux mégots, crépite entre les mains d’un militant de l’extrême gauche qui moque l’alliance réac entre «barbus» et pouvoir. Tandis qu’une manifestation de filles voilées éclate à sa barbe et ouvre le bal quotidien de la chienlit... C’est tout ce qui me reste aujourd’hui de la «place rouge», un charivari sanguin qui m’empêchait de lever la tête au ciel.
J’y avais comme tous participé et comme tous j’y avais laissé des plumes. Je me rappelle comme si c’était hier, ce matin où de jeunes partisans – nassériens et islamos – se balançaient des chaises en plein visage ; sous l’œil bienveillant de la Sécurité Universitaire. Cette course-poursuite d’un militant de l’Union générale tunisienne des étudiants (Ugte) se rendant subrepticement aux assises du congrès de l’Union générale des étudiants tunisiens (Uget) ! J’ai beaucoup à raconter, mais on y passerait la nuit !!
Si je vous en parle, c’est qu’il y a bien une raison. Honnêtement et sans avoir froid aux yeux, je prétends, aujourd’hui, que nous n’avions jamais quitté la «place rouge». Ni l’âge ni la vie ne semblent avoir réussi à faire leur œuvre. Les rares partisans qui eurent déterré la hache de la guerre se comptent aujourd’hui sur les doigts d’une seule main et confirment par-là la règle ; l’indomptable règle. Vingt ans après, les mêmes sont restés les mêmes ; un ami stalinien qui me présentait l’autre jour son voisin prit bien la peine de me prévenir en ces termes : c’est un «khouanji» (islamiste) ; il n’est pas comme moi démocrate, mais je n’y peux rien on se connaît depuis petits ! Je vous laisse savourer le cocasse de la situation : deux voisins plumés et sans emploi se tirant dans les pattes toute une vie, sans la moindre conscience que ni l’un ni l’autre n’est démocrate et qu’il n’y avait au fond pas une seule raison à cette poétique de l’aversion !
«Le derby tous les jours»
Et la guéguerre ne traverse pas uniquement le temps : elle fauche aussi l’espace. Pour se reproduire jusque dans Facebook. Dans leurs posts réguliers, les gauchos soutiennent le chroniqueur – récemment incarcéré – Taoufik Ben Brik en premier ; alors que les Nahdhaouis ne le citent qu’en dernier !
Rien que cela. Les premiers ne raffolent – pur hasard – que de la musique de la troupe engagée ‘‘Majmouat al bahth al musiqui’’ ; tandis que les seconds sont corps et âme à ‘‘Ûchaq al watan’’ !!
Ce n’est pas tout. Le meilleur est à l’extérieur ! Un exilé résuma la situation en deux mots : c’est «le derby tous les jours». Les anciens de la «place rouge» exilés en France se côtoient depuis des années sans avoir jamais réussi à en faire le deuil. Ce qui définit un exilé tunisien aux yeux d’un autre exilé tunisien ce ne sont ni son nouveau statut de cadre, ni sa thèse soutenue devant un prestigieux jury de la Sorbonne. Non. Ce sont toujours ses loges à la «place rouge», il y a vingt, trente, quarante ans : «khouanji», Poct (Parti des ouvriers communiste tunisien), «naceri» (nassérien ou nationalise arabe) ! Autant dire que la fidélité à la «place» est l’unique éthique d’existence pour un militant tunisien...
Je vous laisse enfin imaginer les coulisses de ministères tenus par les envoyés de la «place»...
J’appelle tout cela, et croyez-en le sérieux, syndrome de la «place rouge» !
* Article paru dans le journal ‘‘Mouatinoun’’, organe du Fdtl, en décembre 2009.
* - Psychologue tunisien basé à Paris.