Dans un monde qui tend à la promotion des uniformités au profit des plus puissantes nations, la Tunisie a avantage à asseoir, dans sa Constitution, ses consubstantielles différences.
Par Wissem Souissi
Les Tunisiens et les Tunisiennes ont voté. Et tout porte à croire que Barak Obama aussi. Les observateurs saluent comme il se doit l’événement historique : c’est formidable. Comment ne pas souscrire à cette appréciation, qui plus est presque unanime ?
En effet, hormis quelques contestations balayées par le vent dominant, et en dépit de quelques réserves précipitées et émises principalement en Europe, la norme est, aujourd’hui, à la satisfaction générale. Les observateurs multiplient d’ailleurs les arguments allant dans un sens positif. Maturité, sagesse, conscience des enjeux, et l’on en oublie, c’est à se demander si jamais un peuple dans l’Histoire avait auparavant reçu autant de compliments… sans que l’on sache réellement ce qu’il en est. Car, quoi qu’il en soit, be happy, la Tunisie vient de réussir, on l’aura suffisamment entendu, un exploit. Mieux, cette élection, à l’instar de l’étincelle tunisienne des révoltes arabes, serait même le feu aux poudres démocratiques se propageant dans les contrées autocratiques en terres d’islam.
La concorde nationale est mal partie
Mais qu’en est-il en réalité ? Que signifie ce scrutin ? Peut-on au demeurant en parler sans évoquer tout d’abord l’absence d’interrogation, même chez ses victimes à présent aux portes du pouvoir, sur le sort de Zine El Abidine Ben Ali et de son épouse, enfuis en Arabie Saoudite ?
Ce qui est sûr, c’est que le ministre des Affaires étrangères de ce pays-là a récemment visité la Tunisie sans subir la moindre question sur l’accueil sur son sol de notre ancien chef de l’Etat, encore moins sur son éventuelle extradition. Au demeurant, ces questions ne figurent nulle part dans les programmes des partis politiques.
Le consensus national que l’on peine par ailleurs à trouver pour préserver la Tunisie des dérives totalitaires, toujours possibles sans qu’il y ait ici de procès d’intention, comporte donc au moins un point de départ : la concorde nationale repose sur un silence consensuel autour d’un problème tabou. On peut en déduire que le non-dit est bien parti, les boucs émissaires aussi.
Un changement de type nouveau
Tout comme l’on s’était accommodé, il n’y a pas si longtemps, de la réclusion de Bouguiba à Monastir après son éviction lors du coup d’Etat du 7 novembre 1987, avec les conséquences autocratiques que l’on sait, c’est, une fois de plus, dans un désert de responsabilités face au passé qu’un «changement» de type nouveau, tout ce qu’il y a de plus démocratique, s’est produit : une Assemblée nationale constituante (Anc) est sortie des urnes. Ce qui n’est pas rien, certes, mais cela veut dire que, par définition de la finalité d’une nouvelle Constitution, tout est à faire.
Inversion des priorités
Or, dans cette entreprise de construction, un premier élément révélateur de l’édifice projeté est apparu. Le principal gagnant des élections, mais il n’est pas le seul à agir de la sorte comme en témoignent les manifestations actuelles du syndrome des velléités présidentielles des alliés des principaux vainqueurs, a une priorité, non pas constitutive, mais gouvernementale.
Ennahdha est au premier chef préoccupé de se placer au gouvernement, c’est-à-dire d’en prendre la tête. On aurait pu s’attendre à l’émergence d’une revendication de postes de responsabilités au sein de l’Anc, mais le parti islamiste privilégie pour l’heure les postes ministériels. Son secrétaire général, Hamadi Jébali, est candidat, non à la présidence de l’institution objet du vote du 23 octobre, mais, bien plutôt, à la fonction de Premier ministre, qui est en l’état actuel de la législation le pivot décisionnel du Gouvernement.
Le bras gouvernemental d’une idéologie identitaire
C’est de cette inversion des priorités que le questionnement sur les intentions d’Ennahdha prend un relief particulier. Afficher d’abord et avant tout sa volonté de diriger les affaires, qui soit dit en passant sont également celles de tous les Tunisiens et de toutes les Tunisiennes, traduit-il un souci d’efficacité pour répondre aux préoccupations du pays, notamment en matière d’emploi, de lutte contre la pauvreté et autres maux qui ont servi de terreau aux islamistes ? Ou bien le choix prioritaire de prendre les commandes gouvernementales n’est-il, chez Ennahdha, que la traduction d’un objectif moins avouable ? L’obsession avérée de tenir les rênes du pouvoir gouvernemental trahirait ainsi le projet de conduire le plus efficacement possible la Tunisie à une destination propre à un parti religieux, d’ailleurs pas forcément se réclamant de l’islam : la réponse à toutes les questions imaginables dans une société étant, comme le dit dans ses meetings Rached Ghannouchi, dans la religion, il suffit en l’occurrence de mettre le Coran à toutes les sauces institutionnelles. Et, pour ce faire, autrement dit pour ne pas trop heurter ses adversaires politiques, empreints d’une mollesse inouïe, tout en contrôlant l’impatience de ses bases radicales, quoi de mieux qu’un homme à la ferveur idéologique, au discours soft, et néanmoins identitaire, à la tête du gouvernement ?
Une seule identité ou une identité plurielle ?
Sa tâche s’annonce, et peut paraître d’ailleurs d’autant plus aisée que la Tunisie a été, depuis bientôt un demi-siècle, de Bahi Ladgham et Hédi Nouira à Ben Ali (le seul devenu président) en passant par Mohamed Mzali et Rachid Sfar, autant de Premiers ministres successifs d’un Bourguiba aux prérogatives de fait diminuées, travaillée dans le sens d’asseoir un dénominateur commun hégémonique : une unique identité, arabo-musulmane, à l’exclusion, malgré un pluralisme identitaire en réalité de façade en carton pâte, de toute autre expression. Est-ce à dire que le vote en faveur d’Ennahdha est un ordre de mission pour une mise au pas identitaire de la Tunisie ? Rien est moins sûr.
Arabo-musulman, pas moins ni plus que judéo-chrétien, athée sur terre ou croyant extra-terrestre, n’est guère synonyme de sécurité et de prospérité, c’est-à-dire les deux piliers des attentes des gouvernés à l’égard des gouvernants.
Dit autrement, le dernier lapsus public de Béji Caïd Essebsi – une Tunisie islamique (sic) – est assurément révélateur d’une vision globalisante largement partagée et frisant le terrorisme intellectuel dès lors que la religion est évoquée, mais il y a tout lieu de combattre ce consensus de mauvais aloi.
Une Constitution libérale, garantie des différences
En effet, sauf dans une étroitesse d’esprit dont la bêtise a le secret, les dissensions ne sont pas équivalentes à la discorde. C’est pourquoi, il est judicieux de rappeler que l’élection d’une assemblée constituante donne vocation, avant tout, à établir une Constitution. Il ne s’agit donc pas, contrairement à ce à quoi l’on assiste, de se donner prioritairement les moyens gouvernementaux de favoriser une vision de la société plutôt qu’une autre. S’il est légitime pour le principal parti issu du vote de diriger le gouvernement sous le contrôle des élus de l’Assemblée, ces derniers ont surtout pour mandat de rédiger une Constitution, et non de se doter d’ores et déjà d’un auxiliaire gouvernemental pour imposer des vues dominantes, voire à tentation dominatrice.
Les expériences étrangères sont à cet égard riches d’enseignements. A-t-on oublié que, fondant sur l’identité réduite un Etat religieux par excellence, les victimes d’Hitler se sont muées en bourreaux des Palestiniens pour accepter que les victimes de Ben Ali se transforment en bourreaux identitaires de leurs propres compatriotes ?
Il est temps, notamment pour lui assurer sa pérennité, de mettre la législation au diapason de la réalité : la Tunisie est composée de sa diversité. Dans un monde qui tend à la promotion des uniformités au profit des plus puissantes nations, notre pays a, lui, avantage à asseoir, dans sa Constitution, ses consubstantielles différences.