Hafid Ouardiri* écrit - Les révolutions arabes, comment sont-elles perçues par les Occidentaux, et comment évolueront-elles à l’avenir ?
C’est une question intéressante mais quelque peu lancinante qui revient sans cesse depuis que s’est déclenché ce que l’on appelle «le printemps arabe». Il est vrai que personne ne s’y attendait, même les experts les plus chevronnés se sont trouvés dépassés par cet événement extraordinaire.
Les outils d’analyse des sciences politiques se sont avérés inadaptés pour comprendre ce qui se passait dans ces pays arabo-musulmans qui se soulevèrent alors qu’on les croyait totalement asservis et définitivement rayés de l’Histoire.
Hier… Tous les peuples des pays arabo-musulmans ont subi le colonialisme et le néo-colonialisme sous la tyrannie de dictateurs avides de pouvoir et à la botte des anciennes puissances coloniales.
Une indépendance sans liberté
Ces peuples ont été soustraits à leurs histoires et à l’histoire de l’humanité. D’abord colonisés après des luttes chèrement payées en vies humaines pour accéder à leurs indépendances, les voilà livrés, dans l’euphorie d’une fausse liberté, à des systèmes totalitaires à la solde des anciens maîtres et avec leur bénédiction.
J’ai personnellement vécu ces différentes périodes d’une indépendance sans liberté qui devient rapidement une vie sous perfusion malgré les richesses de ces pays. Pour les démocraties occidentales, les opprimés ne devaient en aucun cas être un obstacle pour leurs intérêts économiques et géostratégiques. Tant que les dictateurs en place acceptaient ce marchandage, non seulement ils n’avaient pas à s’inquiéter pour leur pouvoir mais plus encore ils étaient considérés comme des remparts infranchissables contre l’extrémisme qui ne pouvait être qu’islamique ou islamiste selon leur propre terminologie.
Dans tous les pays arabo-musulmans et bien au-delà c’était la règle à ne pas transgresser sinon c’était la prison, la torture ou la mort. Les droits de l’homme n’étaient ni plus ni moins qu’un alibi. Il suffit de se souvenir de l’accueil qui a été fait à ces dictateurs par tous les dirigeants de toutes les démocraties occidentales.
Le siècle des lumières des uns a été celui des ténèbres et de la souffrance extrême pour tous ces peuples. A tel point que j’ai cru que jamais ces peuples ne goûteraient à la saveur de la liberté et que jamais ils ne vivraient dans la dignité avec des droits et des devoirs. J’ai connu l’époque du «tais-toi les murs ont des oreilles !» et du «pourquoi cherches-tu à comprendre ?». Ce sentiment était tellement fort qu’il nous poursuivait partout, même jusqu’ici, en Suisse, et partout ailleurs.
Manifestation à Genève de soutien aux révoltes arabes
Deux poids, deux mesures…
Souvenons-nous, en 1988, le soulèvement du peuple algérien qui ne réclamait qu’un droit citoyen, celui d’élire librement ses responsables politiques.
Les élections ont eu lieu, elles ont désigné à la majorité écrasante un parti politique musulman. Aussitôt, un coup d’Etat eut lieu, soutenu par des intellectuels et politiciens français et européens, qui déclarèrent que ces musulmans avaient utilisé la démocratie pour tuer la démocratie, parmi eux le fameux Bernard Henry Lévy (BHL) qui, en mars 2011, a volé au secours des Libyens qui étaient menacés par Kadhafi. Une instrumentalisation «sarkozienne» pour rattraper son absence dans la révolution Jasmin en Tunisie et puis pour s’assurer quelques barils de pétrole libyen et des contrats pour la reconstruction du pays. Aujourd’hui, la Libye est libre dans un chaos de fer et de feu avec des centaines de milliers de morts, un nombre considérable de blessés et des armes très sophistiquées éparpillées sur tout le territoire. J’espère que les combattants feront preuve de sagesse en remettant ces armes entre de bonnes mains pour le bien de toute la population qui a assez souffert.
Au fait, l’Algérie vit dans un traumatisme qui l’enfonce toujours plus sous la botte du régime des généraux. Dès que le peuple manifeste pacifiquement, il est réprimé sans pitié, pour 3000 manifestants, le système mobilise 30.000 policiers lourdement armés et prêts à tuer.
Ce terrorisme d’Etat a donné naissance et entretenu un autre terrorisme aveugle et dévastateur qui a permis à certaines puissances d’envahir des pays (les Etats-Unis en tête) pour soi-disant le combattre (Irak, Afghanistan, Yémen, etc.)
Aujourd’hui… l’Irak, qui était le berceau de la civilisation mésopotamienne et arabo-musulmane, longtemps sous la terreur d’un dictateur implacable, puis envahi par les Etats-Unis d’Amérique pour soi-disant instaurer la démocratie… Cet Irak-là n’est plus un pays. Il est devenu un laboratoire militaire américain comme l’Afghanistan.
L’islam ne s’impose à personne
La Tunisie est libre et la démocratie a commencé à faire ses preuves sans pour autant convaincre les Occidentaux qui se méfient du choix «musulman» du peuple malgré le fait que la pluralité est là et qu’elle veut installer un gouvernement d’union nationale avec tous les acteurs politiques de la société.
De nouveau, les régimes occidentaux veulent imposer leur choix au peuple tunisien qui, dans sa majorité, veut rester attaché à son histoire et à ses valeurs musulmanes ainsi qu’à son corpus de lois («charia ») qui invite à la vie et non à la mort comme certains extrémistes veulent le faire croire à la satisfaction de certains détracteurs de l’islam en Occident.
La charia se résume en 5 principes : la libre observation de la religion, le respect de la vie, la conservation de l’espèce humaine et de son environnement naturel, le maintien et l’usage de la raison et le bon usage de l’argent et des biens matériels – des valeurs de vie, universelles incontestables.
Le parti musulman Ennahdha ne cesse de rassurer les opinions occidentales et les autres partis politiques en Tunisie en leur rappelant qu’aucune liberté acquise par le passé ne sera remise en question et que l’islam ne s’impose à personne.
L’Egypte est libre et le processus démocratique est en marche malgré les difficultés qui se dressent sur son chemin à cause des partisans de l’ancien régime qui sont toujours à l’œuvre à travers des réseaux financés par des sources obscures. L’armée est toujours là, menaçant la liberté et la démocratie durement arrachée par tout le peuple égyptien toute confession et culture confondue. Ce n’est pas la religion, qu’elle soit majoritaire ou minoritaire, qui définira à l’avenir le droit de chacune et chacun dans l’Etat égyptien, c’est la citoyenneté qui est la même pour toutes et tous. Il en sera de même pour la Libye et pour tous les pays qui se libéreront les uns après les autres car il n’est plus possible de battre en retraite face aux régimes totalitaires pour ces peuples où les jeunes forment la majorité écrasante et agissante.
Je me permets d’énumérer, pour leur exprimer mon profond respect, les pays qui doivent se libérer et qui le font sans armes sous le regard inquiet mais indifférent du monde dit libre : le Maroc, les pays du Golfe, la Jordanie, l’Algérie déjà meurtrie, la Syrie très meurtrie où l’on massacre à huis clos.
Peut-on espérer que la Palestine et son peuple puissent connaître leur «printemps arabe» ; mais cela ne peut se faire qu’en coordination avec une vraie révolution des indignés israéliens ? Chacun de ces pays, une fois libéré, devra s’organiser pour gérer au mieux l’héritage historique qui est le sien avec la grande richesse que représente sa diversité culturelle et confessionnelle en respectant la liberté, la dignité, l’équité et la paix pour toutes et tous, parce que toutes et tous citoyens !
Remettre en état les institutions
L’urgence aujourd’hui c’est remettre en état les institutions lorsqu’elles existent et les créer lorsqu’elles sont absentes en respectant les règles démocratiques. Il faut faire l’inventaire et rétablir l’ordre sans violence ni règlement de compte, rendre obligatoire une bonne éducation pour tous dans le but de former les futures élites du pays, remettre l’économie en marche afin que chaque citoyen puisse avoir accès à une vie décente et surtout faciliter l’émergence d’une société civile responsable et engagée pour le bien public. Bref, ces révolutions doivent laisser place à une véritable évolution de ces peuples longtemps traités en sous-hommes. Il faut réinventer une autre manière de vivre responsable libérée de tout sentiment de culpabilité.
Enfin, j’ai ressuscité de mon passé longtemps sans issue. Ces révolutions m’ont permis de relever la tête ici et partout ailleurs. Mes peuples ont réintégré la grande Histoire pour continuer à écrire la leur tombée en panne depuis bien longtemps.
Durant tout ce temps ces peuples, génération après génération, avaient gardé intact leur rêve d’une vraie souveraineté au cœur des cauchemars qu’ils subissaient en silence. Ce n’est que justice, alors cessons de les accabler en ne leur accordant pas notre confiance.
Ils savent que c’est la fin d’une mauvaise époque sombre et le début d’une autre qu’ils ont gagnée grâce à leur espérance et à leur résistance.
Plus jamais la dictature
Ils savent aussi que personne n’a le droit de les priver de cette victoire et jamais plus ils n’accepteront qu’une autre dictature vienne se substituer à celle qu’ils ont anéantie, qu’elle soit idéologique, politique ou religieuse. Ils se souviennent tous de cette parole extraordinaire qui a longtemps était le fondement de la magnifique civilisation qu’ils ont offert au monde : «Depuis quand avez-vous assujetti les gens alors que Dieu les a créés libres !» (Paroles du 2ème calife Omar Ibn Al Khattab).
Pour répondre à la question de «l’après» de ces révolutions arabes, je dirai que la garantie de leur avenir, ce sont les peuples qui ne se laisseront plus confisquer leur liberté, bafouer leur dignité et priver de leurs droits. Ils n’ont plus peur. Ces peuples qui se sont libérés, avaient une arme de destruction massive redoutée par les dictateurs : «Dégage !» en français, «Arhal !» en arabe. Ils l’utiliseront si ceux qu’ils ont choisis en toute liberté, les trompent.
Alors, de grâce, laissons-leur le temps de nous le prouver et aidons-les à réaliser leur rêve sans leur imposer nos modèles qui aujourd’hui sont eux-mêmes remis en question.
La démocratie n’est plus rien qu’une grande entreprise de démagogie qui trompe les peuples occidentaux en les sacrifiant sur l’autel du dieu argent.
C’est le règne de l’euphorie et de la panique, c’est la dictature des marchés qui méprisent l’homme. Personne ne s’inquiète de la crise des valeurs morales et tout le monde pleure à cause de la crise boursière.
Aujourd’hui, tous les peuples devraient préparer leur après, un destin commun et solidaire, loin de toutes les tyrannies. Nous ne devons pas seulement nous indigner mais nous devons surtout nous engager, au-delà de nos frontières, à construire ensemble une citoyenneté universelle.
* Ex-porte-parole de la Mosquée de Genève et actuellement directeur de la ‘‘Fondation de l’Entre-connaissance’’ .