Dr Lilia Bouguira écrit – Récit des peurs et des révoltes d’une mère dont le fils a été arrêté par la police pour avoir filmé des agents en train de malmener des supporters marocains.
Il y a des jours qui ne devraient pas se lever. Ils n’ouvrent que sur de l’abîme et de la nuit.
Je suis à l’aéroport pour accompagner ma fille. Lorsque le destin s’acharne à avoir son dernier mot et rien, je dis bien, rien ne le fera dévier de sa trajectoire. Le nôtre ne peut en ce jour faire exception.
Le vol est avancé par bavure administrative à notre insu. La Tunisair ne prend pas la peine de nous avertir. Nous arrivons alors en retard juste à temps pour un embarquement en coup de boulet sans avoir le temps pour des adieux mais juste à temps pour témoigner de l’inimaginable.
Pour tout cela, le destin a décidé de nous frapper. Au moment où elle a traversé la barrière qui faisait d’elle une voyageuse, pour nous les badauds, le ciel s’ouvre sur l’horreur. Un homme mains derrière le dos escorté par deux hommes et plus qui le frappent et lui hurlent des jurons. Deux autres le suivent dans la même condition en larmes sur lesquels d’autres s’acharnent à les rouer de coups et de blasphèmes. Un autre lance à l’encontre du flic de la barrière offrant le visage du type battu : ‘‘Frappe ! C’est le fils de pute de Marocain qui nous a cassé l’aéroport’’.
Nous ne comprenons rien dans cette bousculade, je bouscule ma fille qui prend peur et recule : fonce tu vas rater ton vol ! Cela doit être des terroristes arrêtés pour usage d’armes. Elle arrache un dernier baiser mon cœur avec et à jamais ma tranquillité. Je, nous sommes happés par ce débâcle d’hommes attachés le visage bouffis par les coups, leurs habits déchirés sans chaussures clopinant et en sang qu’une barricade d’hommes et de flics traînaient vers les escaliers au vu et au su de tout le monde, des passagers, des hommes, des femmes, des enfants.
Je souffle en un dernier geste de lâcheté à mes deux enfants : filmez ; cela ne peut plus durer comme cela dans ce pays de merde. Je me laisse regarder puis courir vers les escaliers avec la foule pour encore regarder. Ce sont les dernières secondes où j’ai aperçu Zak. J’entends un cri. Mon cœur chavire, mon souffle s’accélère. Je prends aveuglément les escaliers. Je cours, je cours, je ne vois pas Zak, je crie mon fils, mon fils. Je ne le vois pas je sors dehors comme une zombie, je rencontre un garçon qui nous accompagnait : où est Zak ? Les policiers l’ont pris, me dit-il froidement. Je hurle, je cours, je prends par instinct ma droite, je cours, je vois des flics ; ils me barrent la route ; je pousse ; je rugis ; je suis dans un escalier ; j’entends des cris ; je crie Zakkkkkkk. Un homme balaise me tire fortement ; me bouscule ; m’arrache dehors ; je rugis comme une folle ; je reviens à l’intérieur ; je hurle encore Zakkkkkkkkkkkkkkkk. Mais Zak ne vient pas, ne se montre pas, ne répond pas. Juste des cris. Il n’y a plus de sol sous mes pieds, plus d’air, plus de gens, sauf eux et moi, moi et eux. La jungle, le noir des bêtes féroces haletantes en furie et moi.
Ma fille se coltine en larmes à moi. Je me coltine à elle ; je suis glacée. Je n’entends que ces cris qui remplissent le ciel, ma tête bourdonne de toutes ces voix. Je ne veux pas croire que ce dernier est celui de mon aimé. Je tremble comme dans une convulsion un tic d’enfance me revient. Je me balance dans une navette de va-et-vient sur place, je me parle à voix basse, je rumine sans stratégie. Une centaine d’hommes passent et repassent. Ils me bousculent à chaque passage et me crachent au visage : tu es la maman du traître qui a voulu nous filmer tapant les Marocains. Il a vendu son peuple pour de la merde qui nous casse notre aéroport. Nous, on le protège, ils ont cassé, frappé une dame et lui, il les a aidé, le traître. Eux, ils sortiront mais lui va pourrir avec un chef d’accusation grave, celui d’être un traître un vendu.
Où est la mère du vendu ? C’est toi la maman du traître ? C’est ça ton fils "bayoueeeeeeeeeee" ?
Un groupe d’homme en civils monte, un autre descend. Chaque groupe qui revient d’en haut est haletant épuisé, se frotte les mains ou même les jambes. L’un d’eux boîte. Un autre tient sa main et hurle l’enculé. Il me montre sa main ; il sait que je suis médecin ; regarde ce que l’un d’eux m’a fait avec une barre de fer d’une chaise qu’il a arrachée à l’aéroport. Son annulaire est bleu. La classique fracture du coup de poing.
Je comprends et je me tais.
Je me balance encore ; je marmonne ; j’appelle Dieu ; mais j’ai un haut le cœur ; je sais qu’il ne peut être présent dans une porcherie. Un cri me tire encore de ma léthargie. Il est horrible ce cri. Ma tête ne pense plus, ne réfléchit plus juste un nom celui de Zak qui se cogne en non stop. Je reconnais sa voix, elle me déflagre. Je hurle mon bébé. J’aimerai le prendre dans mes bras, le sortir de là comme j’ai toujours fait. Avez-vous déjà marché sur la peur et l’angoisse ? Avez-vous déjà goûté à l’inimaginable ?
Je convulse l’image d’une mémé démente qui se sert dans ces excréments ? Je ne comprends pas pourquoi à cet instant mais c’est comme un déclic, je me rue vers celui qui me barricadait les escaliers, je le secoue et hurle : c’est mon fils tu as des enfants ? Il me répond glacialement : non je n’en ai pas et je ne voudrais pas en avoir pour que comme le tien, ils se vendent. Ses mots ne me griffent bizarrement pas ; juste je fais comme la mémé, je prends et je goûte aux excréments. Je ne suis même pas écœurée. Je trouve même cela mangeable, faisable ; alors j’avance un peu plus ma main vers les monstruosités, je choisis un, puis deux des plus mangeables, des moins virulents.
Je m’abaisse sans hésiter ; je l’attrape et le serre fortement en minaudant qu’il avait raison, que mon garçon, c’était un môme qu’il ne savait pas que j’avais tort qu’ils n’avaient qu’à s’essuyer sur moi que … Je ne sais pendant combien je me suis servie de ce plat. Je jongle à m’humilier à baiser leurs mains, les épaules sans dégoût, en criant, pleurant, les amadouant. Bizarrement, je ne suis pas dégoûtée. Je n’ai pas envie de vomir comme à l’habituée et lorsque les cris devenaient trop forts pour moi, je redoublais de léchage et de baise mains. Je n’avais qu’une pensée : sortir mon enfant de l’enfer mais je savais que l’enfer serait plus clément. Pourtant, les cris continuent à casser ce ciel dont le froid devient mordant.
Une brigade antiterroriste s’arrête devant le commissariat de police. Des hommes géants en noirs descendent un à un dans un ordre mystique suivant leur patron. J’entends le cliquetis de leur matraque et le crissement de leurs brodequins. Ils sont dépêchés comme le moyen d’intervention le plus musclé.
Je suis dans un état extrême de panique et d’hypoglycémie. Un halo se fait vicieux devant mes yeux. Je les frotte pour le déchirer. Ma vue m’hallucine un visage connu. Je m’approche comme une zombie du patron. Fatnassi c’est bien toi, Fatnassi le frère de Ridha.
Il fait un geste de recul. Je me rue vers lui, l’agrippe de toutes mes forces, oui ! C’est toi le fils de Fatma, je suis le docteur Bouguira. Je t’ai connu enfant, je connais ta maman ; des gens bien ; je connais ton frère ; pas plus tard qu’hier je l’ai rencontré ; je connais tes enfants; je les ai soignés ; stp, Zak est entre leurs mains, ils vont le tuer ; stp va le sortir de là ; il n’a rien fait ; stp, sur la tête de ta mère qui est diabétique comme moi ; stp, sinon demain je te ferai ta réputation dans Sidi Bou Said ; dis, tu n’aimerais pas laisser tomber les enfants de ta cité ; Zak c’est ton frère ; tu l’as vu jouer ; Ridha même le couvrait ; le prenait au stade dans les parties ; t’es pas un serpent toi ; t’es des miens à moi ; alors stp, sauve-le, ils vont le tuer ; ils vont le tuer…
Les larmes viennent en vaguelettes m’étrangler je m’essuie et continue. Il déride et me prend la main : arrêtez madame Bouguira ; plus personne ne le touchera. Il escalade les escaliers. Le silence éclate mon ouïe aiguisée. Une deux minutes et plus se tordent comme des éternités.
Soudain, un cri déchire encore un pan du ciel qui éclate mon corps et ma tête. C’est celui de mon enfant. Je hurle Zakkkkkkkkkkkkkkk !
Je crois que je me serais évanouie si je n’avais vu Fatnassi revenir en courant ; il me prend les mains m’attire vers la sortie ; ma fille que j’oublie nous suit. Il me dit : c’est fini et que je n’avais pas à m’inquiéter, qu’ils n’ont pas trouvé de séquences filmées, qu’ils allaient le relâcher, mais comme ils l’avaient gardé trop longtemps et que l’histoire a pris des proportions graves, ils attendaient l’arrivée du commissaire. Il me dit aussi qu’il l’avait pris seul dans un bureau avec un policier pour le surveiller et empêcher quiconque de le toucher… Il parle, parle encore pendant longtemps, lorsque me parcourt une illumination. Je chuchote que je ne fais pas confiance et que c’est un flic comme eux et que je le crois pas.
Je pleure ; je me mouche dans mes habits ; je le supplie d’encore aller me prouver ce qu’il a dit en me rapportant un truc de Zak, bien à lui, comme un mot de passe. J’ajoute qu’il est pré diabétique et qu’il fait des hypoglycémies et que je voudrais qu’il lui donne du sucre et de l’eau.
Il prend pitié de moi, lui le géant remonte et revient après quelque temps me réconfortant de s’être exécuté et me souffle : ton fils veut faire cardio, c’est ça ?
Je revis, je revois la prunelle de mes yeux dans sa blouse blanche et son stétho. Je revois la vie qui me supplie de tenir pour lui et pour cette gamine que je traîne choquée et traumatisée. Je crois que je souriais lorsque j’ai pris ses mains pour les embrasser. Il se retire in extrémis me prend dans ses bras et me dit : arrête tu es ma mère ! Je crois que jamais je ne me suis autant abaissée sans me sentir mal ni honteuse. Je me suis sentie juste vieillie de plus d’une éternité.
D’habitude, je m’emballe pour tout, je rixe, je tape, je mords, et je ne me laisse jamais décélérer. D’habitude, j’ai la poigne sûre, le profil jamais bas, une grande gueule et que j’aime afficher. D’habitude, je crie, je dégobille, je harcèle, je moque, je fais la dure, je plie, je cambre mais je ne casse jamais. Là tout m’est sorti du conditionnement et la seule chose que j’ai su faire, c’était de m’humilier et encore m’humilier sans déconsidération aucune sans déconvenue ni limite. Je comprends dès lors que je n’ai plus à avoir peur pour les coups et le mal traitement.
Je prends confiance en l’homme et reprends mes esprits. Ma tête sans guide pendant plus de deux heures se reprend. Je redécouvre que la nuit n’est pas tellement noire, que le tunnel a un bout et que Dieu est grand étonnamment grand ! Je réapprends subitement que les chiens et les chacals ne font pas la terre mais une horde tapie dans le noir et la lâcheté et que le brouillard s’est percé par Fatnassi, cet autre policier en civil qui s’approche et me refile un numéro en secret un numéro…
Je reprends les commandes de mon corps et ma tête n’est plus vaporeuse. Ma danse cabalistique s’arrête nette et je me vois appeler le maximum de connaissances de numéros, mes frères, mes amis influents et moins influents. J’appelle mon mari que dans ma perte, j’ai oublié d’inquiéter. En moins d’un quart d’heure, il est à mes côtés. C’est le déluge. Je pleure dans ses bras, ma fille aussi. Ma famille diminuée de mon fils me renvoie une image de solitude intense, d’immense détresse, de perte, pour ne pas dire de mort. Mon mari avec plus d’esprit, s’organise, appelle des contacts. Nous avons des promesses mais je ne veux pas y croire avant de le voir dehors.
Dans mon désespoir, j’oublie ses amis surtout son ami Salim qui ne nous a pas quittés d’une semelle. Sa bravoure est non moins louable que celle de mon fils. Je ne l’ai pas assez remercié dans mon affolement. Je profite de cet écrit pour le faire plus chaleureusement. Jamais, je ne le ferai assez surtout qu’il s’est conduit courageusement en emboîtant le pas des ravisseurs de mon fils jusqu’en haut de l’escalier leur hurlant qu’il n’était pas marocain et que son frère est Tunisien au point qu’un flic se retourna, lui asséna une gifle et tenta de le pêcher, s’il n’avait pas couru à perdre haleine dévalisant les escaliers pour venir à moi, m’avertir avec beaucoup de tact que Zak, il ne fallait pas s’inquiéter qu’il fallait en être fière. Il profite de ma léthargie pour envoyer à mon insu un Sms à ses amis.
En moins d’un clic, la toile a été avertie et une riposte s’organise. J’en vois un @ONS MZALI hésiter par deux fois, puis venir vers moi se présenter et me dire que Zak est son ami. C’est un avocat au barreau de Paris. Il se met à mon service sans hésiter supportant mon agressivité et mes craintes. Il se tient à l’écart pour ne pas encombrer. Il reste là jusqu’à la libération de Zak.
Salim assure bien son rôle et alerte le monde entier tous les facebookers se mobilisent et lancent un appel à nous rejoindre à l’aéroport. Ils ne me disent rien et lorsqu’une parente m’appelle pour demander ce qui nous arrive. Je comprends l’astuce. Je prends encore plus peur, me renfrogne dans ma terreur et prie Salim de contacter les amis de Facebook et de leur dire de retirer toute information en ce sens pour ne pas inquiéter la police qui détenait encore Zak, puis on aviserait.
Je chuchote en lançant ce plan à Salim qui s’exécute à contre-cœur. Je suspecte les murs, l’air dehors de traîtrise. Salim continue courageusement son combat. Il me présente une dame qui s’avance timidement. Elle est avocate, madame Yacoubi Najet, et me propose ses services doucement.
Je suis une femme qui marche au feeling. J’ai vu dans ses yeux une immense douleur qui a rencontré la mienne. J’ai su d’emblée que nous avons joué dans la même cour d’école, celle des malmenés et des déshérités ! Je l’écoute tiraillée entre nos anciens tics de ne pas titiller la police, ne pas l’effrayer, ni médiatiser et celui de rendre tout public et de bien s’entourer d’avocats et défenseurs de droits de l’homme.
La peur continue à cogner au plus loin dans ma personne. Je bloque et débloque un compromis. Je lui propose d’aller le voir en tant que sa parente. Elle s’exécute toujours aussi doucement. Elle s’éloigne vers les escaliers .Elle prend mon cœur et mes nerfs sans pitié. Des minutes comme des années plus longues que des vies s’amusent à me torturer. Je vois des blindés bondés de tigres noirs et de policiers se ranger sur les côtés. Ils descendent sur le trottoir pour impressionner.
Mes convulsions reprennent plus que jamais. J’entends encore un flic parler à voix haute et blasphémer que notre police tunisienne est la meilleure et que des traîtres osent encore filmer les policiers. Ils regardent méchamment de notre côté. Je tremble de peur qu’il y ait une altercation avec mon mari qui lui intime le respect parce que des femmes et des enfants (ma fille) sont là.
L’orage gronde de plus belle mais n’éclate de justesse. J’entends un mouvement anormal de passants à cette aile éloignée de l’aéroport. J’apprendrai plus tard que ce sont les facebookers mobilisés qui chacun de son côté se sont donnés un point de rassemblement à nos côtés.
Je profite de cet espace pour encore les remercier. Je reste sensible à leur dévouement et leur solidarité.
C’est vrai, j’ai pris peur et j’ai douté. C’est vrai, j’ai hésité à croire encore en l’amitié mais elle est venue, belle, insistante, me témoigner. C’est vrai, j’ai pestiféré contre l’humanité mais l’humain est revenu me reconquérir définitivement lorsque Zak apparaît aux côtés de sa brillante avocate. Je cours comme une folle me blottir dans les bras de mon bébé devenu en une fraction d’heure un héros. Je n’ai d’yeux que pour lui, lui pour moi, son père, sa sœur et ses amis. Il me murmure en voiture d’une voix tremblotante : maman je suis sorti mais les pauvres marocains souffrent encore ce qu’on ne peut imaginer. Je démarre en trombe l’éloignant égoïstement au plus loin de la géhennée.