Kilani Bennasr* écrit – La Tunisie apparaît aujourd’hui comme un laboratoire à ciel ouvert. Les puissances internationales s’y intéressent de près. Que fait la diplomatie tunisienne pour prévenir les ingérences et les pièges ?


Tous les Tunisiens s’étonnent de la volte-face du gouvernement provisoire tunisien et de la formidable attention prêtée au Conseil national de transition (Cnt) libyen, à Qatar, aux Etats-Unis d’Amérique et un peu moins à la Turquie.

Depuis quand ces trois premiers cités ont été sincères avec la Tunisie et respectueux de son peuple ?

Menaces extérieures coordonnées

Serions-nous un jour amenés, pour faire plaisir à ces Etats-vampires, à interrompre les échanges avec des pays comme la Chine qui a réalisé des projets grandioses bénéfiques et d’intérêt général, ou avec l’Inde et les pays européens, nos partenaires privilégiés, y compris la Russie et les pays nordiques et Baltes ?

C’est impensable ! En une si courte période, les relations sont au beau fixe et l’intérêt de la Libye devient un intérêt national pour la Tunisie. La politique étrangère tunisienne s’obstine à continuer sur cet axe malgré les mises en garde et les retombées qui ne tardent pas à faire surface.

A la suite des dernières élections du 23 octobre, encore une fois, c’est le même pays pétrolier arabe qui alimente et finance l’insurrection dans les pays musulmans, continue ses basses manœuvres et intrigues réservées aux pays du Maghreb, par jalousie peut-être, en dictant ses instructions aux petits groupes salafistes en Tunisie et à certains de ses disciples élus à la Constituante tunisienne pour hausser le ton et faire perdurer l’instabilité en Tunisie.

Cependant, concernant notre politique étrangère en Libye, plusieurs politiciens honnêtes peinent à convaincre la diplomatie tunisienne, que ce pays a été embarqué dans son conflit interne contre sa volonté. Certes le premier responsable est Kadhafi qui a abusé de son pouvoir ; mais qu’il faudrait rester neutre dans cette guerre civile car il existe un complot occidental dont la finalité est la mise à sac de l’Etat libyen et la conquête de ses puits de pétrole comme se fût le cas en Irak…

Aujourd’hui il n’est plus un secret pour personne, les Libyens qui avaient choisi l’exil et ne comptent pas rentrer en Libye «libérée» jugée invivable, se vantent quand même d’avoir été aidés dans cette tâche par l’Otan mais aussi par la Tunisie.

A présent, la situation est irréversible ; toutes les parties prenantes en Libye n’ont plus le choix. Les pays occidentaux et Qatar doivent sécuriser la production et l’acheminement des hydrocarbures vers les ports et ensuite à l’extérieur de la Libye. Le Cnt est entre le marteau et l’enclume, entre d’un côté les «vainqueurs» de Benghazi et d’un autre côté les vaincus de Tripoli, les tribus de Fezzane et la petite armée islamiste. En fait, ces derniers ce sont eux les chefs réels qui occupent le terrain en Libye. Quant aux exploits de recherches et d’arrestations de Kadhafi et ses fils, ils sont attribuables uniquement aux éléments commandos anglais et français, soutenus par une très haute technologie. Les rebelles autochtones se sont spécialisés dans ce qui viendrait après, torture, non respect de l’humain, lynchage et sévices multiples, des pratiques primitives classées avec les oublis de l’histoire et voilà qu’elles reviennent en force en 2011 et se produisent en Libye, état voisin de la Tunisie, devant ses portes.

Erreurs diplomatiques et engagements gratuits

En fin de compte, le bilan est dérisoire pour la Tunisie et son engagement aux côtés du Cnt est gratuit ; les Etats-Unis d’Amérique chargent la France et le Royaume Uni de faire «la guerre» à leur place. Ces trois pays, en pré-faillite financière, ont fait leur choix de détruire pour reconstruire, encore une fois au détriment des peuples arabes. L’Italie, la plus proche de la Libye sur différents plans, non concernée par la «transaction», et le troc, «donne-moi ton pétrole et je te garantis la mort de Kadhafi et de ses fils» entre Cnt et l’Amérique ; elle choisit de se retirer du jeu. Tandis que la Tunisie, contrairement à ses habitudes diplomatiques discrètes, réalistes, a misé sur le gros lot mais le résultat s’est avéré maigre…

Le bilan est d’un autre côté triste si on considère les importantes pertes humaines. Cette guerre à sens unique, où aucun tué ni blessé n’a été déploré parmi les militaires de l’Otan. Du jamais vu dans l’histoire militaire, même pas une écorchure d’un cuisinier militaire français, alors qu’une centaine de milliers d’être humains ont été tués ou blessés, montre à quel point nous sommes insouciants envers la vie humaine et envers la vie des personnes qui nous sont proches par le sang et la foi.

Mais de quelles valeurs humaines et de quelle logique se revendiquent les politiciens islamistes tunisiens s’ils laissent d’autres nations perpétrer leurs crimes sur des civils libyens ? Quelle différence y a-t-il entre un Tunisien et un Libyen ! Pour les grandes puissances, tous les Arabes se valent dans leur petite valeur.

L’islam pour les islamistes n’est qu’un autre prétexte pour aller droit, au pouvoir et par tous les moyens ; l’islam est aussi utilisé comme une fumée hallucinante pour faire endormir les Tunisiens, les nantis nantis.

Le comble est quand des musulmans extrémistes combattent leurs semblables et tuent des milliers de civils tripolitains sous la couverture aérienne occidentale, les «ennemis» d’hier.

Le summum c’est quand Ennahdha, le mouvement islamique qui a combattu l’injustice de Ben Ali, est la première à féliciter les membres du Cnt les «libérateurs» de la Libye, des sanguinaires et anciens tortionnaires chez Kadhafi.

Cette analyse, quoique basée sur des faits sûrs, n’est pas infaillible, mais on aurait souhaité que ni notre gouvernement provisoire ni les récents gagnants du scrutin, représentant l’espoir des Tunisiens, n’aient pris de tels engagements, ni été «trop collants» effacés, avec la Libye, les USA, Qatar et à un degré moindre avec la Turquie.

Ce qu’Ennahdha ne réalise pas encore c’est qu’il est investi par le peuple, par une masse de gens humbles et braves qui ne méritent pas la traîtrise, que cette investiture est sublime et n’a pas vraiment besoin d’une approbation de Qatar ni de quiconque.

Les poches de la résistance tripolitaine encore active, et d’autres qui sont au fond des kadhafistes donc anti Cnt, n’oublieront pas que le gouvernement provisoire tunisien les a «lâchés», ils seront moins coopératifs, en dépit de la proximité de Tripoli et penseront éventuellement aux représailles et à fomenter la subversion en Tunisie.

Il faut s’attendre aussi à ce que Tripoli qui a été pendant des siècles très proches de Carthage, Kairouan, Mehdia et Tunis, change de cap.

Les leçons du passé

Le bouc émissaire est encore une fois le peuple libyen qui démontre qu’il est l’exemple de «l’idiotie» même pour avoir accepté d’être libéré de Kadhafi et offrir en contrepartie ses richesses à ses «libérateurs». Exactement le même scénario planifié par les Anglais qui, pour chasser l’empire ottoman de la péninsule d’Arabie, tissent, à partir de 1917, des liens d’amitiés avec les pays arabes, à travers leur agent double, Lawrence d’Arabie, ce qui facilite plus tard la conquête du Moyen-Orient par le Royaume-Uni et la France.

Entre mai 1940 et décembre 1944, la Tunisie est un protectorat français mais comme la France se trouve sous domination allemande, le territoire tunisien représente, durant une partie de cette période, une continuité de l’occupation du Reich en Afrique. La campagne de Tunisie de novembre 1942 à mai 1943 représente la phase décisive de la deuxième guerre mondiale où les forces de l’Axe perdent l’initiative et entament un combat en retraite jusqu’à l’embarquement vers l’Italie sous les feux de l’ennemi, les Alliés.

Ce qui est à retenir, la Tunisie se transforme durant cette période en un théâtre de guerre impressionnant où se sont opposées les forces de l’Axe, composées d’armées allemandes et italiennes, aux forces alliées principalement américaines et anglaises.

Toutefois le gouvernement tunisien de l’époque, quoique dépourvu d’initiatives, gère sagement, avec une neutralité incroyable, le conflit mondial sur son territoire. Quand la France, la Métropole, fût libérée, elle commence à demander des comptes aux collaborateurs français, sous le régime de Vichy, plus de 300.000 dossiers de jugements traduits devant des tribunaux d’exception.

En Tunisie, rares ou peu nombreux sont ceux qui ont été jugés pour ces motifs. Le but du gouvernement tunisien est de garder, à la Tunisie, ses chances intactes, pour ne pas retarder son indépendance, c’est la leçon visée par ces exemples de l’histoire pour que nos actuels et futurs gouvernements, gardent la neutralité dans les conflits armés internationaux, s’assagissent devant l’intérêt de la nation et ne prennent de décisions qu’après concertations et adoption par un parlement ou institution équivalente.

La priorité est au peuple

La société civile et le peuple doivent continuer leur combat en coordination avec les partis politiques, d’ailleurs leurs apports se complètent et l’un ne peut remplacer l’autre.

Ce n’est pas la diplomatie qui forge le politicien, c’est l’exercice du pouvoir et la direction des affaires politiques et publiques internes qui le façonnent.

La diplomatie n’est qu’une branche parmi d’autres de la politique d’un Etat, tout est jugé à travers la situation réelle interne dans chaque pays.

Si pour une raison quelconque, les membres d’un gouvernement tunisien présent ou futur se trouvent dans l’embarras de ne pouvoir honorer un engagement individuel, envers des puissances étrangères, ils pourraient toujours se justifier par le recours au référendum et/ou aux représentants du peuple pour valider ou non un accord international.

Dans tous les cas en Tunisie, il y a une certitude : c’est le peuple qui mène, il peut tolérer des erreurs bénignes commises dans l’euphorie de la révolution, mais pour réagir, il n’attendra pas cinquante ans.

* Officier tunisien à la retraite.  

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