Hosni Maati*, avocat de la famille de Slim Hadhri, mort d’une balle policière le 14 janvier 2011, écrit une «Lettre ouverte aux décideurs politiques tunisiens».


Pourquoi cette lettre ouverte ?

Parce que le fatalisme lâche qui a prévalu pendant tant d’années ne doit plus l’emporter.

Parce qu’une révolution n’est achevée que si elle atteint le système judiciaire.

Parce que la prestation de serment des élus de la Constituante a été l’occasion d’une cacophonie inexplicable sur le nom, l’origine géographique et le nombre des martyrs de la révolution.

Parce que les réactions dans les rues du pays ne se sont pas faites attendre et que le feu de la colère qui ne s’est jamais éteint a une nouvelle fois été ravivé.

Parce qu’il ne peut en être autrement quand les familles des martyrs et leurs proches n’ont depuis bientôt un an fait l’objet d’aucune action concrète à la hauteur de leur sacrifice suprême.

Parce que certains disent qu’ils seront largement indemnisés financièrement.

Ceux-là pensent-ils vraiment que ce n’est qu’une question d’argent alors que le feu de la souffrance légitime continue de brûler ?

Parce qu’il vous appartient maintenant de parachever la révolution.

Parce que la justice doit la première refléter et concrétiser votre volonté d’en finir avec l’ancien régime et par la même occasion rendre à nos martyrs l’hommage qu’ils méritent.

Parce que le sentiment que règnent encore l’impunité et l’iniquité au sein de l’institution judiciaire est largement partagé.

En effet, il faut être clair, les rares actions judiciaires en cours font preuve de lacunes aux niveaux de l’enquête et de l’instruction justifiant les craintes des familles de nos martyrs.

Ces craintes sont les même depuis des années : que les criminels échappent à la justice et que les puissants s’en sortent aux dépens des plus fragiles de nos concitoyens.

Est-il encore concevable que les procès de ceux qui ont permis l’avènement de la démocratie en Tunisie soient régis par les règles qui prévalaient avant le 14 janvier 2011 ?

Les martyrs ont permis l’avènement de la liberté d’expression. Voilà pourquoi nous proposons qu’à l’avenir leurs familles puissent être entendues personnellement durant les procès des meurtriers présumés et qu’ils puissent interroger par le truchement de leurs seuls avocats les meurtriers de leurs enfants, amis et parents.

Nous proposons également que puissent être entendus et interrogés lors de l’audience ceux qui ont mené les enquêtes sur les dossiers des martyrs et blessés de la révolution.

Tout cela aujourd’hui n’est pas autorisé par notre Code de procédure pénale. Celui-ci doit également évoluer en faveur d’une reconnaissance des associations de défense des victimes et des droits de l’Homme en leur donnant explicitement le droit de se constituer partie civile.

Enfin, est-il inconvenant de demander la mise en place d’un jury populaire pour un peuple qui a largement démontré sa maturité en s’extirpant de la dictature sans prévenir personne et à la surprise générale ?

Il est donc indispensable que des dispositions nouvelles de nature à conforter les droits des justiciables soient mis en place dans une institution où les conservatismes sont encore nombreux.

C’est pourquoi, il est urgent que soit mis en place un Tribunal spécial pour les martyrs de notre révolution. Parce qu’aujourd’hui encore des familles de martyrs cherchent des responsables.

Dans ce contexte, l’attitude des hommes politiques que vous êtes doit être à la hauteur de leur héritage.

Si le nouveau pouvoir ne peut être reconnu responsable des défaillances des enquêtes dans les dossiers en cours, il le deviendra bien malgré lui s’il ne prenait pas les mesures nécessaires à une meilleure transparence du pouvoir judiciaire.

Il n’y a en effet pas de raison que la révolution tunisienne ne bouleverse pas les habitudes judiciaires.

A ce jour, il semble que l’exemple sud-africain ait la préférence de certains de nos futurs dirigeants.
La piste de la réconciliation nationale à la faveur de la création d’une commission «Vérité et Justice» a permis en Afrique du Sud de dévoiler beaucoup d’exactions commises par les forces de sécurité.

En échange d’aveux, les criminels obtenaient le pardon de leur victime afin de permettre une meilleure cohésion nationale. A défaut, ils se voyaient théoriquement sanctionnés.

Cette solution apparemment séduisante comporte des faiblesses que le contexte de la révolution tunisienne pourrait aggraver. En effet, peu de criminels sud-africains n’ayant pas avoué leurs méfaits ont été inquiétés.

Surtout, elle ne pourra être mise en place que si les victimes indiquent explicitement qu’elles comptent pardonner leurs agresseurs en cas d’aveu.

Mais nous le savons aujourd’hui, le sang des martyrs est encore chaud et les familles ont besoin d’actions concrètes marquant la reconnaissance par la patrie toute entière de leur sacrifice.
Elles pourront dès lors apprécier comme chaque Tunisien et chaque Tunisienne la portée de la perte de leur bien-aimé et seront alors en mesure de participer pleinement au nécessaire travail de réconciliation.

C’est pourquoi, la mise en place d’un Tribunal spécial pour les martyrs disposant d’un pouvoir d’enquête avec des garanties de transparence et d’équité étendues mais aussi des droits renforcés pour les victimes nous apparaît aujourd’hui incontournable.

Qu’enfin la justice soit rendue au nom du peuple tunisien par le peuple tunisien pour tout le peuple tunisien !

Vive la Tunisie LIBRE !

*Avocat de la famille de Slim Hadhri, mort d’une balle policière le 14 janvier 2011, et secrétaire adjoint de Karama-Association française des victimes du régime tunisien.