Akram Belkaïd* – Cinquante ans après le triomphe des idéologies nationalistes et socialisantes, est-ce le grand moment islamiste pour le monde arabe ?
Après la Tunisie, le Maroc ? Cela en attendant l’Egypte, la Libye et la Syrie (quelle que soit la manière dont évoluent les situations respectives de ces trois pays) et, bien sûr, sans oublier l’Algérie ou la Jordanie ? Cinquante ans après le triomphe des idéologies nationalistes, panarabes et socialisantes, est-ce aujourd’hui le grand moment islamiste pour le monde arabe ?
Pour Ennahdha tout est possible
Le fait est que la victoire du Parti de la justice et du développement (Pjd) aux élections législatives anticipées marocaines conforte la thèse de l’avènement du temps des islamistes dans le monde arabe. «Après moi, l’islamisme», était le slogan brandi par nombre de dictateurs de cette région à l’adresse de celles et ceux qui réclamaient d’eux plus de libertés et de respect des droits de l’homme. Une mise en garde que les nostalgiques de l’ordre fort ne vont pas manquer de rappeler en ces jours où l’islamisme politique a le vent en poupe et où il a plutôt tendance à inquiéter les Occidentaux.
Il y a plusieurs manières de commenter cette lame de fond même s’il faut d’abord se garder des raccourcis un peu trop rapides. Ainsi, le cas marocain est-il différent de celui de la Tunisie. Pour cette dernière, les islamistes d’Ennahdha ont gagné des élections pour la mise en place d’une Assemblée constituante et ils disposent aujourd’hui d’une marge de manœuvre politique importante pour gouverner. Certes, le parti de Rached Ghanouchi tente de se montrer conciliant à l’égard des autres forces politiques, notamment ses alliés démocrates, le Congrès pour la république (Cpr) et Ettakatol (socio-démocrate), mais il ne faut pas être dupe. Aujourd’hui, pour Ennahdha tout est possible dans une Tunisie où aucun scénario n’est écrit à l’avance.
Les clés du pouvoir aux mains du Palais
La situation est différente au Maroc. Bien sûr, le Pjd enregistre un score à la fois impressionnant et inattendu avec 107 sièges sur 395 (on est loin des 47 sièges de 2007 qui résultaient aussi, il faut le rappeler, d’une stratégie d’autolimitation de la part de ce parti). Pour autant, sa marge de manœuvre reste limitée car toutes les clés du pouvoir restent entre les mains du Palais Royal. Le Pjd ne pourra diriger ni la Défense, ni l’Intérieur ni les Affaires étrangères et il semble même que les ministères économiques ne tomberont pas dans son escarcelle.
Ce parti devra se contenter des portefeuilles sociaux et éducatifs ce qui, au passage, n’est pas forcément une bonne nouvelle pour le Maroc. En effet, la perspective de voir le ministère de l’Education et celui de l’Enseignement supérieur être dirigé par un islamiste est plus qu’inquiétante (et cela vaut aussi pour la Tunisie).
A l’heure où les pays du Maghreb connaissent une régression en matière de tolérance religieuse et d’ouverture, il faut espérer que les programmes pédagogiques, déjà très critiqués, ne seront pas réformés dans un sens favorisant une vision archaïque du monde.
Empêcher que le souffle du Printemps arabe n’ébranle le trône
Mais revenons au Pjd. Sa victoire électorale est aussi une initiative préventive à deux coups de la part du roi Mohammed VI. En premier lieu, cela lui permet d’empêcher que le souffle du Printemps arabe n’ébranle son trône. Au Maroc, comme en Tunisie mais aussi en Egypte ou ailleurs dans le monde arabe, nombreux sont ceux qui se demandent si, finalement, les islamistes ne sont pas ceux qui détiennent la solution aux problèmes économiques et sociaux. Ce raisonnement tient dans les propos suivants entendus sur la télévision publique marocaine : «On ne les a jamais essayés au pouvoir. Ils vont peut-être faire mieux que les autres».
En clair, la victoire du Pjd offre un répit d’au moins une année au roi. Dans le contexte d’un Maroc étranglé par la crise économique mondiale et par les disparités sociales, c’est un bonus appréciable.
En second lieu, Mohamed VI se donne aussi les moyens de faire perdre leur aura aux islamistes du Pjd en les obligeant à se colleter avec la dure réalité de l’exercice du pouvoir (fut-il formel). En son temps, son père Hassan II avait tenté une expérience identique au milieu des années 1990 en décidant une alternance que les urnes ont confirmée par la suite… A l’époque, c’était la gauche marocaine, regroupée sous le nom de Koutla, qui avait emporté la mise.
Quinze ans plus tard, le résultat est édifiant. L’Union socialiste des forces populaires (Usfp) n’est plus qu’un fantôme n’ayant plus rien à voir avec la formation capable de mobiliser (et de faire rêver) des centaines de milliers de Marocains. Idem pour le Parti du progrès et du socialisme (Pps) et même de l’Istiqlal qui n’est plus que l’ombre du grand parti des combats nationalistes contre la présence coloniale française. Il est d’ailleurs édifiant de voir que le scénario le plus probable en matière de recomposition politique au Maroc est celui d’une alliance entre le Pjd et la Koutla. «En somme, c’est la même recette que celle de Hassan II avec l’ingrédient islamiste en plus», commente un fin connaisseur du Royaume.
Le Pjd aura du pouvoir à défaut d’avoir le pouvoir
Mais recette du roi ou pas, il n’en demeure pas moins que le Pjd aura du pouvoir à défaut d’avoir le pouvoir. Il est possible que le Palais royal ne soit pas affecté par cette évolution politique. Il est même probable que le Makhzen, cet enchevêtrement d’intérêts, d’allégeances et de mainmises sur les affaires économiques et politiques du pays, trouve le moyen de composer avec le Pjd et, donc, de survivre comme il a toujours su le faire, quel que soit l’adversaire qu’il a affronté au cours de son histoire. Mais une chose est certaine, la victoire du Pjd, comme celle d’Ennahdha en Tunisie, annonce une accélération de ce que l’on peut d’ores et déjà appeler une réislamisation du Maghreb.
Il reste à savoir si cette dernière sera tranquille ou pas et, plus important encore, si elle sera définitive ou pas…
Source : ‘‘SlateAfrique’’.
* Journaliste algérien basé en France.