«Droits de l’homme et développement dans le sillage du Printemps arabe», éditorial de Navi Pillay, Haut commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, à l’occasion des Journée des droits de l’homme, le 10 décembre.
Il y a des moments dans l’histoire où chacun de nous est appelé à déclarer quelle est sa position. Je crois que nous vivons l’un de ces moments.
Au cours de l’année écoulée, à Tunis, au Caire, à Madrid, à New York et dans des centaines d’autres villes grandes et petites à travers le monde, la voix des gens ordinaires s’est élevée et leurs demandes se sont clairement exprimées. Ils veulent que les humains soient placés au centre de nos systèmes économiques et politiques, qu’une chance de participer véritablement aux affaires publiques leur soit donnée, que leur vie soit empreinte de dignité, à l’abri de la peur et du besoin.
Fait remarquable : l’étincelle qui a allumé l’incendie du Printemps arabe, destiné à s’étendre finalement à des villes du monde entier, a été l’acte désespéré d’un seul être humain qui, s’étant vu refuser maintes fois les ingrédients les plus élémentaires d'une vie digne, s’est immolé par le feu et, ce faisant, a déclaré qu’une vie amputée de la jouissance des droits de l’homme n’est pas une vie digne de ce nom. Mais les brindilles sèches de la répression, de la privation, de l’exclusion et de la violence s’étaient accumulées pendant des années, en Tunisie, dans toute la région et au-delà.
Les actions, les omissions, les excès et les abdications des gouvernements de la région furent certainement le facteur essentiel. Et les actions d’Etats puissants extérieurs à la région, étayant des régimes autoritaires et poursuivant des politiques destructrices dictées par leur intérêt égoïste qui encourageaient la répression, l’impunité, le conflit et l’exploitation économique, ont aussi joué un rôle capital.
Mais, au niveau international, les évaluations offertes par les institutions financières et les agences de développement dans la période antérieure au Printemps arabe sont aussi fort éclairantes : la Tunisie, a-t-on dit, enregistrait «des progrès remarquables : croissance dans l’équité, lutte contre la pauvreté, et de bons indicateurs sociaux». Elle était «en bonne voie» d’atteindre les Objectifs du millénaire pour le développement (Omd). Elle était «en nette avance sur les plans de la gouvernance, de l’efficacité, de l’Etat de droit, de la lutte contre la corruption et de la qualité de sa réglementation». Elle était «l’une des sociétés les plus équitables» et «donnait l’exemple de la réforme». Dans l’ensemble, nous assurait-on, «le modèle de développement que la Tunisie a suivi au cours des vingt dernières années a bien servi le pays».
Pourtant, en même temps, l’Onu et les organes de contrôle des droits de l’homme au sein de la société civile peignaient un tableau de communautés exclues et marginalisées, d’outrages infligés, et du refus des droits économiques et sociaux. Nous entendions parler d’inégalité, de discrimination, de manque de participation, d’absence d’emplois décents, d’absence de droits des travailleurs, de répression politique, et du refus de la liberté de réunion, d’association et de parole. La censure, la torture, la détention arbitraire et l’absence d’un pouvoir judiciaire indépendant, voilà ce que nous constations. En somme, nous avons entendu parler de peur et de besoin. Pourtant, d’une manière quelconque, cet aspect de l’équation avait à peine place dans notre analyse du développement.
Ce n’est pas pour dire que l’analyse du développement était entièrement fausse, ou que les données étaient inexactes. Le problème tenait à ce que l’optique de l’analyse était souvent trop étroite et parfois nous faisait regarder la réalité sous le mauvais angle. Il est visible qu’elle n’était pas axée sur l’affranchissement de la peur et du besoin – du moins pas pour la majorité.
Au lieu de cela, elle se centrait trop étroitement sur la croissance, les marchés, et l’investissement privé, en prêtant relativement peu d’attention à l’égalité, et pratiquement aucune aux droits civils, politiques, économiques et sociaux. Même là où l’attention se portait sur les Objectifs du millénaire pour le développement, elle n’offrait qu’une série très limitée d’indicateurs économiques et sociaux, aucun n’étant fondé sur les droits et tous étant assortis de seuils quantitatifs très bas, aucun ne garantissant de processus participatifs ni ne comportant de responsabilité légale.
Pour l’essentiel, les analystes ne donnaient pas de réponses fausses, ils se limitaient à ne jamais poser beaucoup des questions les plus importantes.
Et cette myopie politique s’est répétée dans des pays du nord et du sud, où les dirigeants semblent avoir oublié que les soins de santé, l’éducation, le logement et une administration équitable de la justice ne sont pas des marchandises à vendre à un petit nombre, mais plutôt des droits auxquels tous peuvent prétendre sans discrimination. Tout ce que nous faisons au nom de la politique économique ou du développement doit être conçu pour promouvoir ces droits et, à tout le moins, ne doit rien faire pour en compromettre la réalisation.
Quand la Déclaration universelle des droits de l’homme a été adoptée le 10 décembre 1948, ses auteurs ont averti qu’«il est essentiel que les droits de l’homme soient protégés par un régime de droit pour que l’homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l’oppression». La Déclaration a énoncé les droits nécessaires à une vie menée dans la dignité, à l’abri de la peur et du besoin – depuis les soins de santé, l’éducation et le logement jusqu’à la participation politique et l’administration équitable de la justice. Elle affirme que ces droits sont le bien commun de tous, en tout lieu et sans discrimination.
Aujourd’hui, dans les rues de nos villes, on demande que les gouvernements et les institutions internationales satisfassent à cette promesse, et ces demandes se déversent en direct à travers l’internet et les médias sociaux. Il n’est simplement plus possible de les ignorer.
Bien plutôt, les gouvernements et les institutions internationales doivent s’en inspirer en infléchissant radicalement leur politique dans le sens d’une solide intégration des droits de l’homme dans l’économie et la coopération pour le développement, et en adoptant une législation fondée sur les droits de l’homme comme base de leur gouvernance interne et comme source d’une politique cohérente dans l’ensemble du système international. Tel est notre mandat pour le nouveau millénaire. Tel est l’impératif de Tunis.