La pensée brillante de l’un des plus illustres Tunisiens nous éclaire sur les résultats d’une élection qui s’est déroulée plus de six siècles après sa mort.
Par Mohamed Amine Mankai
L’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) a publié les résultats détaillés des élections, par circonscription et par bureau de vote. Il est fort intéressant de constater qu’Ennahdha a enregistré son meilleur score dans la sous-préfecture de Tataouine sud avec 66,77 % des voix alors que seulement 12,54% des électeurs ont choisi ce parti à El Menzah. On est en droit alors de s’interroger sur les causes de ce grand écart.
Une première réponse nous vient d’un Tunisien considéré comme l’un des pères de la sociologie moderne, un homme dont les travaux étaient tellement en avance sur son époque qu’ils n’ont commencé à susciter de l’intérêt chez les Arabes que quatre siècles après sa mort. J’ai nommé : Abderrahmane Ibn Khaldoun.
La polarité ville-campagne
Dans sa célèbre ‘‘Mouqaddima’’, il se réapproprie le terme de l’«asabiyya», et en fait un concept qui représente la cohésion sociale et l’esprit de groupe. Il affirme que ce phénomène se manifeste beaucoup moins en ville qu’en campagne pour la simple raison que les citadins s’intéressent, consciemment ou inconsciemment, à leur bien-être, au luxe, au progrès, alors que les gens qui habitent dans les campagnes sont plutôt désintéressés par ces choses-là. La quête du bien-être matériel et du confort est synonyme, selon lui, d’individualisme et de décadence, ce qui explique la dégradation de la cohésion sociale. En revanche, la vie simple et bédouine dans les campagnes renforce considérablement le sentiment de solidarité et d’unité entre les membres de la communauté.
De jeunes Nahdhaouies célèbrent la victoire de leur parti
En outre, Ibn Khaldoun nous laisse penser que la religion est fortement tributaire du milieu dans lequel elle évolue. Ainsi, elle se dilue et se perd à mesure que l’«asabiyya» diminue. Il est donc parfaitement logique, que le sentiment religieux soit plus dominant dans les milieux ruraux et modestes que dans les milieux urbains et aisés.
Revenons maintenant aux résultats des élections de la Constituante. Nul ne peut nier que le peuple tunisien et que la classe politique elle-même en sont encore à leurs premiers balbutiements démocratiques, et ce à cause du désert que nous avait imposé l’ancien régime.
De ce fait, lors de la campagne électorale, le débat n’était pas centré sur des programmes et des idées, et le très grand nombre de listes électorales n’a pas aidé à éclaircir la situation, ce qui a incité les citoyens à voter en suivant essentiellement leur intuition.
Liberté individuelle et solidarité de groupe
Le 23 octobre, la majorité des Tunisiens, tous milieux et classes sociales confondus, n’ont pas voté pour un programme politique et économique, mais plutôt pour des valeurs morales, des idéologies et un modèle de société qu’ils désiraient. Le vote a été beaucoup plus affectif qu’intellectuel et réfléchi. De ce fait, le facteur principal qui a incité les gens à voter ou non pour Ennahdha, c’est que c’est un parti islamiste, attirant certains et rebutant d’autres. C’est le caractère religieux du parti qui a primé, rien de plus, rien de moins ! Alors, il n’est pas du tout étonnant de voir les Nahdhaouis triompher dans les milieux ruraux et défavorisés, alors qu’ils ont eu un peu plus de mal dans les milieux urbains supposés aisés où l’«assabiyya» est plus faible.
Cette thèse ne prend pas en considération les individus eux-mêmes, car comme il y a des gens qui ont voté pour Ennahdha et qui vivent pourtant dans un milieu où la cohésion sociale est faible, on trouve aussi des gens, évoluant dans un milieu à forte «assabiyya», qui n’ont pas apporté leurs voix à ce parti. Ceci s’explique par le fait que l’individu est certes influencé par le milieu dans lequel il vit, mais il n’en est pas totalement tributaire. L’idée prend, cependant, tout son sens lorsqu’on s’intéresse à des communautés en entier, là, le résultat est nettement plus frappant.
Mais ce qui est surtout intéressant c’est que cette tendance se confirme au sein d’une même sous-préfecture. En effet, les bureaux de vote situés en centre-ville, et dans les endroits où les conditions de vie sont meilleures, enregistrent un plus faible taux de réussite d’Ennahdha par rapport à des bureaux de vote situés à quelques kilomètres, dans des zones rurales et plutôt défavorisées.
Si on veut aller encore plus loin, on constate que dans les pays développés, où l’écrasante majorité des citoyens habite dans les villes et a un mode de vie évolué et axé sur le bien-être et la réussite, la cohésion sociale et l’esprit de groupe ont du mal à s’imposer. Ainsi, le sentiment religieux n’est pas dominant dans les sociétés individualistes. Et là, certains pourraient se méprendre. Ce n’est pas l’absence d’un fort sentiment religieux qui crée une société individualiste, mais bien l’inverse. La religion, en réalité, ne fait que s’adapter au mode vie de la communauté en question. Et c’est, en partie, pour cela qu’on ne risque pas de voir un parti à forte idéologie religieuse accéder au pouvoir dans ces pays-là.
Évidemment, cette théorie n’explique pas tout, mais il est assez extraordinaire de constater comment la pensée brillante de cet homme nous éclaire sur les résultats d’une élection qui s’est déroulée plus de six siècles après sa mort.