Les Tunisiens assistent à la naissance de la première vraie opposition, dans laquelle ils peuvent s’identifier, se retrouver, et qui leur donne envie de l’encourager et la soutenir.
Par Nasreddine Montasser
Le réveil fût assez dur au lendemain du scrutin du 23 octobre. Ce scrutin n’était pas sans reproches mais il a eu le mérite de révéler une image précise des réalités politiques de notre pays.
Il existe désormais deux Tunisies que tout sépare ou presque et qui ne tarderaient pas à entrer en confrontation, tellement elles sont antagonistes. Une Tunisie moderne, qui croit en la démocratie et qui est prête à toutes les concessions pour accepter l’autre avec ses spécificités et ses différences, et une Tunisie statique et conservatrice, très attachée à sa conception archaïque des valeurs autour desquelles l’Etat nouveau devrait être bâti.
Patchwork majoritaire et minorité hétéroclite
Cette polarisation de la société va certainement se manifester dans le fonctionnement de l’Assemblée constituante nouvellement élue. L’avenir du pays y serait en jeu entre deux camps. Le premier est un patchwork majoritaire de circonstance, constituée autour d’un parti religieux sans référentiel démocratique enivré par une victoire inattendue. Le deuxième est une minorité hétéroclite et déçue mais très décidée à résister en opposition. Si la majorité autoproclamée n’a pas à motiver son avidité pour le pouvoir ni son désir revanchard de disloquer les fondements du pays et de le remodeler à sa guise sous la bannière de la deuxième république, le rôle et les desseins de l’opposition restent indéfinis.
En fait, que veut dire opposition ?
Communément on désigne par opposition les partis politiques ou les mouvements n’appartenant pas à la majorité au pouvoir et donc qui s’y opposent.
L’opposition a, dans les démocraties, plusieurs fonctions. Tout d’abord, elle constitue un contre-pouvoir qui permet d’éviter que la majorité, une fois parvenue au pouvoir, n’ait la tentation de mener une politique portant atteinte aux droits et libertés.
L’opposition représente aussi la possibilité d’une alternance politique et participe à l’existence du pluralisme politique, qui est l’une des bases de la démocratie.
Enfin, l’opposition permet aussi de renouveler le personnel politique et, lorsque la majorité perd le pouvoir, une nouvelle génération d’hommes politiques peut trouver une place de choix dans l’opposition et se préparer ainsi à assumer des fonctions importantes à l’occasion d’une victoire à venir. Le rôle de l’opposition est donc essentiel en démocratie.
Une opposition dynamique et influente
Cette évidence semble ne pas plaire aux nouveaux maîtres de la Tunisie. L’idée d’une opposition les rend malheureusement mal à l’aise. Le chef du Forum démocratique pour le travail et les libertés (Fdtl), Mustapha Ben Jaâfar, élu président de l’Assemblée constituante, l’a clairement affirmé. Il s’est dit agacé par la notion d’opposition qui, selon lui, ne peut avoir lieu au sein d’une Assemblée constituante et la trouve même sans objet dans les circonstances actuelles. Le temps est selon lui à l’unité nationale et à la réconciliation.
Pour le futur chef du gouvernement, le secrétaire général du parti islamiste Ennahdha Hamadi Jebali, l’opposition ne sera pas privée de parole mais elle ne devrait s’attendre à aucune concession de la part de la majorité au pouvoir.
Dans ce décor, la culture de l’exclusion héritée de l’ère Ben Ali semble persister au-delà des attentes. Le refus d’accepter l’existence d’une opposition paraît ancré dans l’exercice du pouvoir dans ce pays. Le plus hallucinant c’est que ce rejet émane de personnes qui ont contesté cet héritage pendant des années et en ont fait l’emblème de leur croisade contre le pouvoir du déchu.
Et pourtant, l’opposition existe et en plus elle est agissante. Les leaders de cette opposition ont affirmé à raison et à maintes reprises que leur entreprise n’existe que pour le bien du pays. Ces derniers jours, cette opposition a été influente pour obtenir des amendements au projet initial de l’organisation provisoire des pouvoirs publics, proposée par la coalition tripartite (Ennahdha, Cpr et Fdtl). Le projet initial était en fait une mini-constitution anti-démocratique et à la limite de la décence intellectuelle.
L’arrogance d’Ennahdha vis-à-vis de ses alliés – au même titre que vis-à-vis des citoyens qui lui sont opposés – a fait que ce parti nous fait découvrir très tôt son avidité pour le pouvoir et sa volonté de faire main basse sur les institutions du pays.
Le geste salutaire de Maya Jribi
L’opposition, cependant, nous a gratifiés d’une vraie posture militante, patriote et sincère. Mme Maya Jribi a été au-dessus du lot le jour de la première réunion de l’Assemblée constituante. Avec un courage épatant, elle a éclaboussé le bloc dressé par la coalition pour faire accéder son candidat, Mustapha Ben Jaâfar, au poste de président de l’assemblée. Elle a tenu à présenter sa candidature pour concurrencer, ne fut-ce que formellement et symboliquement, ce dernier dont la victoire était acquise d’avance.
La stature des hommes (et des femmes) ne se mesure pas avec le nombre de voix qu’ils (elles) récoltent lors d’un scrutin mais plutôt par le respect qu’ils (elles) suscitent. Mme Jribi, malgré sa défaite annoncée, a eu droit à un standing ovation à la hauteur de son œuvre, qui est de signer, par ce geste, l’acte de naissance d’une vraie opposition démocratique en Tunisie.
En effet, Mme Jribi a pu rassembler autour de sa personne toute l’opposition et nous a redonné confiance en la force des idées et en la légitimité de la lutte pour la démocratie et pour les libertés.
L’opposition, qui s’est manifestée ce jour-là sous la coupole du Palais du Bardo, n’était que la première escarmouche d’une longue guerre. Les batailles à venir seront rudes et sans merci contre une avidité de pouvoir digne d’un trou noir, contre une armée endoctrinée, sans discernement et sans pitié, contre les adeptes du double langage et de la manipulation.
Le peuple comme ultime garant
Nous assistons aujourd’hui à la naissance de la première vraie opposition en Tunisie. Une opposition dans laquelle le peuple peut s’identifier, se retrouver et qui lui donne envie de l’encourager et la soutenir. Une opposition qui rassemble et qui défend un solide projet de société. Mais la vraie opposition à la possible dérive dictatoriale de cette phase postrévolutionnaire reste la vigilance de tout un peuple.
Les citoyens qui partagent des valeurs universelles de démocratie de liberté et de dignité savent pertinemment qu’ils doivent rester éveillés et prêts à protéger les acquis de l’histoire de tout un pays, les acquis d’une révolution payés par le sang de ses martyrs et le rêve légitime de tout un peuple en un lendemain meilleur.
Il est primordial pour nous, Tunisiens ayant fait allégeance à cette patrie, de nous rassembler autour de cette opposition si jeune et si prometteuse et de la couver et de la protéger. Elle sera le toit qui nous protégera des orages qui se profilent.
Néanmoins nous devons être prompts à nous dresser comme un seul homme pour défendre nos droits et nos valeurs. C’est là notre seul et unique salut.