Mohamed Fadhel Mokrani écrit – Serions-nous alors en train de vivre les prémices d’un scénario déjà éprouvé et les premiers jours d’un avenir incertain.


Force est de constater que l’histoire se répète. Après l’indépendance, le peuple tunisien s’était mobilisé pour réclamer une Assemblée constituante. La suite, tout le monde la connaît.

D’un tournant à l’autre

Il a fallu attendre 1959 pour réaliser cette constitution. Pendant ces années d’attente, Bourguiba a réussi à asseoir définitivement son pouvoir. Il s’en est suivi l’élimination de ses adversaires, la dictature éclairée et, pour finir, la présidence à vie. Le peuple, lui, subissait la dictature et était interdit de liberté.

En 1987, un autre prétendant est arrivé. Il prend le pouvoir grâce à un coup d’état médical. Le peuple applaudit tant il attendait une issue pacifique au blocage dans lequel se trouvait le pays qui partait à la dérive, avec un président sénile, entouré d’une horde de carnassiers avides de pouvoir et de richesses. La suite tout le monde la connaît. Le pays est transformé en un domaine féodal où le prince agissait en seigneur qui avait droit de vie et de mort sur ses sujets et où la gestion des affaires était confiée à une association mafieuse avec ses parrains ses lieutenants et ses sbires. Le peuple, lui, reprenait son rôle de serfs soumis et fatalistes.

En décembre 2010, le peuple se résolut à se révolter et à se battre désormais pour ce qu’il avait de plus cher, sa dignité, son honneur et sa liberté. La suite, tout le monde la connaît. Fuite du despote. Elections du 23 octobre. Succès du parti islamiste Ennahdha qui fait alliance avec le Congrès pour la république (Cpr) et Forum démocratique pour le travail et les libertés (Ettakatol).

Aujourd’hui, l’Assemblée nationale constituante se réunit pour adopter un projet de texte «petite constitution», relatif à l’organisation provisoire des pouvoirs publics. Un texte qui attise les tensions et provoque une véritable guerre de déclarations.

Si les constitutions, mais aussi les «petites constitutions», ont pour rôle premier de rassembler le peuple autour d’une vision consensuelle de l’avenir d’un pays, le texte concocté par la Troïka provoque au contraire une rupture qui risque de s’aggraver entre les Tunisiens.

Il est, en effet, surréaliste de réaliser qu’après une des révolutions les plus nobles et les plus civilisées de l’histoire et les 11 mois de consensus et d’esprit de concorde dont les Tunisiens ont fait preuve, l’on se retrouve en face d’un texte qui accorde autant de pouvoirs au chef du gouvernement (Hamadi Jebali, Ennahdha) et si peu au président de la République (Moncef Marzouki, Cpr), sans compter le rôle effacé du président de l’Assemblée constituante (Mustapha Ben Jaâfar, Ettakatol).

Un régime parlementaire prématuré

Ennahdha, qui accapare ainsi l’essentiel des pouvoirs exécutifs, sera grâce à ses 41% bloquants, et à ses alliances, quasiment inamovible. Il en va de même pour les présidents de la République et de la Constituante dont le départ ne peu être réclamé que par un vote pratiquement impossible.

Le même projet n’interdit pas le cumul des mandats des élus qui feront partie de l’exécutif. Sans que vous soyez expert en droit constitutionnel, il vous saute aux yeux l’évidence qu’un gouvernement ne peut exercer son propre contrôle, ni introduire une motion de sa propre censure. Il devient tout simplement juge et partie.

Nous pouvons rencontrer de pareilles situations dans les pays où un régime parlementaire est installé. Mais il est évident aussi que ces démocraties parlementaires possèdent une tradition séculaire dans le jeu démocratique et disposent surtout d’une batterie de dispositifs aussi démocratiques qui servent à assurer le contrôle du gouvernement. Nous ne possédons, pour l’heure, ni l’une ni l’autre condition.

Le texte dans son contenu et dans sa philosophie, pose ainsi sans l’avouer, les jalons d’un régime parlementaire prématuré.

Sans nous étaler sur les autres anomalies qu’il renferme, le projet soumis à l’Assemblée, loin d’être consensuel destiné à rassembler la majorité des Tunisiens, semble convenir en priorité à Ennahdha et aux prétendants aux postes de responsabilité du Cpr et d’Ettakatol. Il ne répond que partiellement aux aspirations du peuple et aux objectifs de la révolution du 14 janvier 2011.

Serions-nous alors en train de vivre les prémices d’un scénario déjà éprouvé et les premiers jours d’un avenir incertain ? Le vote qui émergera de l’Assemblée constituante au courant des prochaines heures et des prochains jours déterminera définitivement l’avenir du pays. Les décisions qui seront prises par les élus seront lourdes de conséquences.

Le peuple, lui, a décidé de son destin et refusera d’être de nouveau le dindon de la farce. Mais restons optimistes. Le génie du tunisien et sa légendaire modération finiront par trouver le chemin du salut. Il ressort des premières interventions à l’Assemblée, qu’une réelle volonté de consensus se dégage entre les protagonistes, nous ne pouvons qu’applaudir. Mais la vigilance est de rigueur.