C’est ce que prétend le penseur suisse d’origine égyptienne, le très controversé Tarik Ramadan, qui minimise l’importance de la révolution tunisienne.

Par Dr Fayçal Mehrez*


 

Depuis quelques semaines, une vidéo circule sur le net dans laquelle Tarik  Ramadan, au cours d’une conférence de presse, explique en gros qu’il ne faut pas trop se réjouir du printemps arabe, mais plutôt analyser la situation de façon plus réfléchie et plus approfondie, en y intégrant les facteurs politiques, mais aussi géostratégiques. Et tout cela me semble assez raisonnable. Sauf que Tarik  Ramadan finit sur des conclusions en grande partie infondées et par lesquelles il contribue à asseoir l’hégémonie américaine et celle de l’Occident sur la région du Moyen-Orient et n’apporte rien de nouveau qui puisse aider à mieux analyser la situation et encore moins à décider d’une quelconque action ! Selon M. Ramadan, le «printemps arabe» ne serait qu’une farce et une manipulation américaine !

Révolution ou soulèvement ?

Cette vidéo est en train de semer un doute dans les esprits des jeunes notamment. Tarik Ramadan serait-il de facto devenu le meilleur allié des Occidentaux, Etats-Unis en tête ?

Je suis, pour ma part, très sceptique sur la thèse de T. Ramadan. De mon point de vue, ce dernier cite des pseudo-vérités et parfois des évidences pour bâtir dessus un raisonnement, qui mène ensuite à des affirmations difficilement vérifiables, voire même invraisemblables.

Je ne vais pas m’attarder sur le qualificatif révolution/soulèvement car cette position de Tarik Ramadan (et pas que de lui) m’exacerbe un peu. En effet, si on suit ce raisonnement, il n’y a jamais eu de révolution dans l’histoire de l’humanité ! Car toute révolution peut être vue comme un simple «soulèvement» plus ou moins violent et rapide dans le temps. Dans toutes les révolutions, il y avait deux parties qui se sont affrontées et une troisième, importante, qui a laissé faire et/ou s’est alliée à la dernière minute avec l’une des deux autres parties, y compris dans le cas de la révolution française. Et franchement je ne comprends même pas la finalité ni l’intérêt de ce débat.

Revenons à l’essentiel. Que les Occidentaux, y compris les Etats-Unis, auraient senti que la position des dictateurs dans le monde arabe était devenue fragile et intenable, cela est une évidence. Qu’ils se seraient préparés pour contenir les éventuels mouvements de changement, c’est aussi une évidence, car je vois mal les Etats-Unis avec toutes leurs armadas restés les bras croisés devant des situations aussi importantes d’un point de vu géostratégique...

Mais de là à dire qu’ils ont créé, ou même initié la ou les révolutions tunisienne et égyptienne, il y a un grand pas qu’il faut être naïf ou aveuglé pour le croire. Les révolutions arabes et c’est un fait, ont été insufflées ou du moins accélérées par la révolution tunisienne. Et la révolution tunisienne a eu lieu parce que les conditions dans le pays se sont réunies pour qu’elle ait lieu. Point barre. Les Américains avaient trop peu de choix. Et ils pouvaient juste minimiser les dégâts pour ce qui les concerne. Défendre les dictatures était devenu insoutenable, de tout point de vue y compris géostratégique.

C’est la rue qui a décidé

Par ailleurs, les sbires que les Etats-Unis auraient formés pour «déclencher des révolutions» ont été quasi invisibles pendant la révolution tunisienne et assez peu influents sur l’égyptienne. C’est plutôt la rue qui a décidé, aidée par les réseaux sociaux certes. Mais des activistes sur ces réseaux, il y en avait à la pelle, de toutes les tendances et en très grand nombre. Le mouvement en Tunisie notamment était beaucoup plus spontané que construit... et le départ de Ben Ali a peut-être été facilité par les Américains. Mais, comme je l’ai dit plus haut, ils l’ont fait parce qu’il leur restait trop peu ou pas de choix du tout.

Mais il y a ce qu’on appelle la RÉCUPÉRATION, un jeu dans lequel les Occidentaux avec leur réalisme habituel sont passés maître et depuis longtemps...

Je crains, pour ma part, que Tarik Ramadan, par manque de clairvoyance, et en sapant le moral de la jeunesse, est en train d’aider les Américains à récupérer la mise, alors qu’ils avaient perdu l’essentiel de leur influence dans les pays concernés.

Je trouve en plus que la lecture de Tarik Ramadan est assez «hégémonique», faite par un égyptien intimement convaincu que l’Egypte est LE grand pays arabe par excellence. Et qu’il n’est pas admissible qu’un autre pays puisse prendre le leadership. Durant sa conférence de presse organisée au Canada, si je ne me trompe, il a consacré 90% de son discours à l’Egypte, la formation des cybers militants, El Baradai et le mouvement des jeunes du 6 avril, etc.

Or, la révolution égyptienne a été engendrée par la révolution qui a lieu en Tunisie. Les premiers slogans scandés par la foule le proclamaient clairement «Ilha’ouhailha’ouhaettawansawalla’ouha» («Poursuivez-la, poursuivez-la, les Tunisiens l’ont allumée») en parlant de la révolution bien sûr…

Et c’est probablement la raison pour laquelle la révolution tunisienne, qui est moins conforme à la lecture Tarik Ramadan, a été occultée dans sa conférence de presse. Il s’est même trompé sur la durée de la révolution en avançant qu’entre l’immolation de Bouazizi et le départ de Ben Ali il s’était écoulé 14 jours. Ce qui est faux bien sûr. M. Ramadan a focalisé sur l’Egypte parce que les évènements en Egypte étayaient mieux sa thèse. Admettre que la révolution tunisienne a été spontanée et qu’elle a engendré la révolution égyptienne met naturellement toute la thèse Ramadan dans l’eau.

En plus, si la lecture Tarik Ramadan était plausible, les mêmes causes auraient engendré les mêmes effets et on aurait vu des révolutions aboutir partout dans les pays arabes : Maroc, Algérie, Jordanie… Or, les réalités étaient autres. Car chaque pays a sa spécificité et les cybers révolutionnaires n’y sont pour rien. Et M. Ramadan non plus !

La révolution tunisienne bouscule tous les calculs

La thèse la plus plausible à mon sens serait que les Etats-Unis, ayant vu la situation explosive en Egypte, ont commencé à se préparer pour absorber la colère, amoindrir les effets de la probable explosion. Ils auraient pour cela recruté des cybers pseudo militants, préparé une alternative au dictateur égyptien qui serait compatible avec leur projet et leur vision. Mais la révolution tunisienne est venue bousculer tous leurs calculs. Sa spontanéité a surpris tout le monde. Et les Américains ont mis beaucoup de temps avant de réagir sur la situation en Tunisie. Et les Français étaient même contre. Et ils sont allés jusqu’à proposer l’envoi de forces spéciales pour soutenir le dictateur ! Rappelons que la France a toujours été et reste un allié stratégique des Etats-Unis. Pourquoi autant de divergence entre les deux pays si les choses avaient été aussi bien préparées ?

En plus, après la révolution tunisienne tous les Occidentaux, Américains en tête, ont fait remarquer et se sont réjouis de l’absence des islamistes pendant la révolution, notamment en Tunisie. Et ils ont tous pronostiqué un futur démocratique calqué sur le modèle occidental. Or le présent infirme toutes ces hypothèses et démontre clairement que l’Occident, Etats-Unis en tête, ne contrôlent plus rien. Pas même ce qui se passe en Libye, et l’avenir nous le démontrera…

M. Ramadan devrait revoir sa copie. La promotion et la vente d’un livre ne peuvent pas aller à l’encontre des réalités et ne doivent pas être réalisées au détriment de la fierté et de l’honneur des peuples.  

*Consultant en Strategie (DSE – Paris France).