Monsieur le président, et si votre place naturelle, comme celle d’ailleurs de Mustapha Ben Jaâffar, était bien dans l’opposition et non pas ailleurs !(1)

Par Ridha Bourkhis*


 

Au début des années quatre-vingt-dix, je vous lisais avec intérêt et complicité dans l’hebdomadaire de langue arabe ‘‘Erraï’’ qui fut le premier journal de l’opposition démocratique tunisienne et que dirigeait feu Hassib Ben Ammar. Deux ou trois fois, nous nous sommes croisés dans les bureaux de ce journal et je me rappelle vous avoir signifié tout le respect que vous m’inspiriez en votre qualité d’intellectuel de gauche profondément épris de liberté, de justice et de modernité.


Moncef Marzouki prêtant serment mardi

Plus tard, j’ai beaucoup appris sur votre combat en faveur des droits de l’homme et de la Démocratie. J’ai appris aussi, comme beaucoup, sur les cruelles persécutions que le despote Ben Ali et ses sbires vous faisaient subir avec acharnement. J’ai appris sur votre «exil» politique en France où la vie, pour le militant politique que vous êtes, était, il faudrait en convenir, moins éprouvante et dangereuse qu’en Tunisie. Mais c’était tout de même un «exil», d’une certaine façon, et encore une pénible épreuve pour vous.

Vendredi 14 janvier 2011, au soir, juste après la fuite du tortionnaire, je fus heureux de vous voir apparaître dans le bulletin des informations de la chaîne de télévision française F2 où vous avez remarqué, avec juste raison, que le dictateur était en effet tombé, mais que la dictature était encore debout !

Votre empressement à être Président  

Mardi 18 janvier 2011, je vous ai regardé à la télévision rentrer au pays natal un peu comme rentrent les héros et les guerriers. A votre accueil à l’aéroport de Tunis-Carthage, il n’y avait pas de cheval, comme pour Bourguiba, en 1956, mais juste les épaules de l’un de vos camarades sur lesquelles vous êtes monté victorieusement en annonçant déjà  - alors que certains martyrs de la Révolution n’étaient pas encore enterrés et que les balles de la police n’étaient pas encore toutes retirées des corps des blessés de cette même révolution qui vous a fait revenir –, votre décision de vous présenter au poste de président de la république tunisienne ! Comme s’il n’y avait que ça, que cette fameuse présidence, qui comptait pour vous, ou pour notre pays qui comptait encore douloureusement ses morts et pansait ses blessures. Comme d’autres, j’ai fort peu aimé votre empressement à être Président !


Les deux nouveaux chefs de l'Exécutif, Marzouki et Jebali

Après, tout au long de la campagne électorale que vous avez menée à la tête de votre parti, ce désir constant, voire un peu dévoreur, de présidence pointait presque à chacune de vos interventions à la radio ou apparition à la télévision.

Tantôt clair, tantôt flou, il semblait constituer le moteur même de votre action, votre objectif prioritaire, que vous sembliez farouchement décidé à réaliser. Et cette passion chez vous, au demeurant émouvante et que je reconnais aussi chez d’autres faiseurs de politique en Tunisie, n’est pas sans sidérer beaucoup parmi ceux qui vous connaissent ou ceux qui vous ont longtemps admiré pour votre courage ou pour votre franc-parler ou pour votre résistance à la dictature ou encore pour le très compétent enseignant et chercheur universitaire que vous êtes.

Certains ont vraiment peur pour vous et craignent que cette course à la présidence dans laquelle vous vous êtes décidément engagé, ne se retourne un jour contre vous. Car, écrit le rédacteur de l’hebdomadaire tunisien ‘‘Ourabia’’ s’adressant à vous-même : «La chute de celui qui cherche à monter haut très vite, risque d’être très dure» (n° 19, 13 novembre 2011, p. 2). Dans le quotidien ‘‘El-Maghreb’’, du jeudi 8 décembre dernier, votre compagnon de route, Amor S’Habou, vous signifie aussi la même chose, dans la lettre très sage qu’il vous a destinée et qui en dit long sur l’inquiétude que votre hâte d’être, comme l’a écrit votre ami Slim Bagga dans ‘‘L’Audace’’ du 24 novembre dernier (n° 20) «Président à tout prix, président à n’importe quel prix !», suscite chez beaucoup d’observateurs.


Marzouki prête serment

Toutes vos concessions à «Ennahdha» et votre silence «éloquent»

Bien sûr, il n’y a aucun mal à vouloir être président. Seulement, à voir, non sans consternation, toutes les concessions que le militant démocrate et moderniste que vous êtes, ne cesse de faire au mouvement islamiste Ennahdha, qui soutient votre candidature à ce poste en contrepartie des 29 sièges de votre Cpr, que vous lui apportez pour qu’il puisse atteindre une vraie majorité et triompher, ainsi, à l’Assemblée constituante, de vos anciens camarades démocrates et modernistes ! ; à voir votre silence «éloquent» sur les discours et déclarations très graves de certains chefs de ce parti (Hammadi Jebali qui annonçait le 6ème califat à Sousse et Rached Ghannouchi qui faisait dans le journal électronique saoudien ‘‘El-Watan’’ l’éloge de l’un des plus grands prêcheurs wahhabites salafiste, Ibn Bèz, en descendant en flammes toute la modernité tunisienne, etc.) ; à écouter vos propos très modérés ou très vagues, diplomatiques en somme, sur les agissements des salafistes à la Faculté des lettres de la Manouba ou ailleurs, on est amenés, hélas !, à se demander si être président dans votre cas est vraiment un mérite !

Mais y a-t-il du mérite en dehors de la volonté du peuple et des élections : les chiffres montrent que les Tunisiens qui ont voté à Nabeul pour votre candidature personnelle à l’Assemblée constituante sont relativement peu nombreux par rapport au très grand nombre des votants dans cette circonscription. 29 sièges à la Constituante pour votre parti ne correspondent qu’à 8,6% des électeurs tunisiens. C’est tout de même trop insuffisant pour mériter de présider tout un pays. Un militant vaillant et respectable, comme vous êtes, mérite mieuxn! Il mérite d’être élu par la majorité du peuple qu’il veut gouverner. Grand, il sera grandi encore par un pouvoir mérité. Quel pouvoir ? Non pas celui que lui donne, après des calculs, des concessions et des arrangements, un parti «victorieux» qui n’est même pas le sien et qui au fond ne lui ressemble point, mais celui du peuple qui, lui, en Tunisie, n’a pas encore choisi son président ! Ce sont ses enfants, ses chômeurs et ses pauvres, souvenez-vous !, qui ont fait la révolution dont aucun parti politique tunisien ne peut revendiquer la paternité, et c’est, en principe, lui, ce peuple-là, qui donne la vraie présidence et la vraie légitimité. Celle qu’un militant qui n’a milité que pour le peuple, et non pas pour servir un quelconque ego hypertrophié, mérite bien ! Celle qui grandit celui qui fait preuve de grandeur ! Et la grandeur pour vous, c’est aussi d’attendre les élections présidentielles, que vous devriez aider à balayer toutes les entraves et subterfuges pour qu’elles se fassent, comme il était prévu, en octobre prochain, et non dans trois ans, comme vous ne cessez de l’annoncer avec votre parti !

Cette vieille blessure toujours ouverte en vous

J’ai lu, Monsieur Moncef Marzouki, les longues pages extraites de votre autobiographie et que l’hebdomadaire tunisien ‘‘Hakaïk’’ a publiées dans ses livraisons des vendredi 25 novembre et 2 décembre derniers (n° 171 et 172). Elles m’ont beaucoup touché ! Mais elles n’ont pas été sans me rappeler ce que des despotes narcissiques, comme Bourguiba ou Ben Ali, faisaient publier dans nos journaux sur eux-mêmes, sur leur intelligence d’exception, sur leur réussite, sur leur génie !

Pour tout vous dire, Monsieur, cela m’a beaucoup étonné et j’ai eu peur que l’homme simple, l’enfant du peuple que vous êtes, ne soit animé, lui aussi, par un profond culte de la personnalité qui le conduirait peut-être au despotisme.

Car un Moi enflé ou démesuré risquerait toujours de pousser à l’abus du pouvoir, à l’exclusion des autres et à la dictature. Mais j’espère que je me trompe et que mes déductions sont fausses.

Cette lecture de votre autobiographie qui ne cache pas du tout votre satisfaction, toute légitime, de vous-même et de votre parcours billant, permet aussi de saisir, au fond de vous-même, dans votre mémoire d’enfant, une blessure qui paraît attachée à l’exil au Maroc de votre père, opposant yousséfiste, que le gouvernement de Bourguiba a persécuté et traqué. C’est une blessure vive, encore ouverte en vous-même et qui émeut vraiment. C’est elle enfin qui expliquerait peut-être cette soif de pouvoir qu’on reconnaît dans votre démarche et dans votre allégeance, quelque peu machiavélique, aux «gagnants» des élections du 23 octobre dernier : être président pour venger, symboliquement, le père injustement chassé du pays natal, être président pour prendre votre revanche sur Bourguiba et ses collaborateurs qui ont brisé votre famille et dévasté votre enfance, voilà, peut-être, la raison cachée, profonde, de cet empressement chez vous à être président, «le premier président, avez-vous dit, paraît-il, de la première république tunisienne». Toujours premier, comme en classe, comme dans votre autobiographie blessée !

Et ce salaire faramineux, allez-vous accepter de l’empocher ?

Autre chose : j’apprends par certains journaux que le président de la république tunisienne touche 30.000 dinars par mois ! Allez-vous vraiment accepter d’empocher tranquillement un tel salaire mensuel, quand dans notre pays déjà gravement pillé par les voleurs et les mercenaires, presque ruiné, nous avons plus de 700.000 chômeurs dont beaucoup ne gagnent pas un dinar, un seul dinar, par jour.

Pour terminer, cher Monsieur Moncef Marzouki que je respecte et que j’avoue avoir même admiré quelquefois, laissez-moi vous dire, en toute fraternité intellectuelle et en vous exprimant encore ma claire sympathie, que votre place naturelle, comme celle d’ailleurs de Monsieur Mustapha Ben Jaâffar, est bien dans l’Opposition et non pas ailleurs !

* Maître de conférences, Université de Sousse.

1- Cette lettre a été écrite samedi 10 décembre 2011. Moncef Marzouki a été élu président de Tunisie par la majorité des membres de l’Assemblée constituante où il était le seul candidat à ce poste, lundi 12 décembre 2011. Remarquons que la candidature de M. Marzouki a été choisie, décidée et retenue par la «Troïka» (Ennahdha, Ettakatol et le Cpr, son parti à lui) depuis déjà lundi 21 novembre dernier. Le quotidien tunisien ‘‘La Presse’’ annonçait, lundi, une élection du président de la république sans suspense. Et le quotidien francophone ‘‘Le Temps’’ titrait son article sur ce nouveau Président «Comme prévu, Moncef Marzouki est élu président». Certains aiment parler d’une «comédie électorale».