Munt écrit – La dignité retrouvée de la Tunisie est le fruit du martyre de Mohammed Bouazizi. Le jeter aux oubliettes de l’histoire serait une ingratitude.
La commémoration du geste de désespoir de Bouazizi n’a rien à voir avec les pièges tendus par les régimes arabes pour idéaliser leurs prises de pouvoir. Les manipulations des dictatures qui transforment un tyran en idole adulé par le peuple sont d’un autre ordre. Car il s’agit de farces organisées et orchestrées par les tyrans eux-mêmes pour assoir leur pouvoir despotique contre le gré du peuple.
Le ridicule des anciennes commémorations
Du temps de Bourguiba, des fêtes grandioses étaient organisées pour célébrer des dates devenues culte : le 1er juin, retour de Bourguiba de son exil au Château de La Ferté en France, le 3 août : naissance d'un génie qui aurait bouleversé le cours de l'histoire.
Le hit-parade de la radio nationale tunisienne diffusait sans relâche des chants à effet de drogue qui célébraient la réalisation d’une prophétie : un mystique dauphin serait sorti à Monastir des flots de la Méditerranée un certain 3 août. Devant ce miracle, les peuples de la terre ont été frappés de stupeur («Danfir mil mistir kol edoual fih ethir»).
Ce ridicule sera, après le coup d’Etat de 1987, remplacé par un autre, la commémoration du mystique 7 Novembre. Dans les deux cas, la commémoration était liée à la glorification d’un despote vivant dans l’opulence des palais.
Les médias serviles et les journalistes mafieux du régime (qui se sont récemment reconvertis pour nous livrer les secrets de leur héroïque passé d’opposants, resté inconnu du public) ont par leurs efforts de désinformation accrédité les mythes fabriqués de toutes pièces.
Un soulèvement authentique et spontané
Le cas Bouazizi est totalement différent. Pour commencer, il n’a jamais eu de pouvoir et la commémoration des conditions horribles de sa mort sont loin d’être une mise en scène que lui-même aurait orchestrée comme c’était le cas pour les commémorations du despotisme.
Le 17 décembre marque une date unique dans l’histoire de la Tunisie, celle du soulèvement authentique et spontané d’un peuple qui n’a répondu à aucun appel lancé par un leader politique ou syndical.
Ce fut la réaction d’un peuple excédé qui, après des décennies de silence, a pris fait et cause pour la victime et défié le pouvoir. Peut-être par sentiment de culpabilité car les excès du régime n’auraient jamais pu avoir lieu ou perdurer si le peuple s’était montré plus assertif et n’avait pas trop longtemps courbé l’échine devant la répression sauvage.
Le 17 décembre est donc la célébration de la victoire du peuple contre sa peur et son apathie. C'est ainsi que cette date et le sacrifice ultime de Bouazizi ont été perçus aux quatre coins du monde.
Son geste a été une prise de conscience des peuples qui a dépassé le cadre étroit de la Tunisie. Le désespoir du malheureux a incité les Tunisiens à réclamer leur dignité bafouée. Puis la flamme est passée à d’autres pays arabes. Les jeunes marocains qui manifestent dans leurs villes aux cris de «Plutôt la mort que l’humiliation» font écho aux jeunes tunisiens qui sont effectivement passés à l’acte le 17 décembre et sont tombés au champ d’honneur, leur dignité intacte.
La commémoration du 17 décembre est un garde-fou qui rappellera aux générations futures la tragédie qui les attend si jamais ils plient le genou devant un tyran. Loin d’être un fardeau historique encombrant, le 17 décembre est une bouffée d’oxygène revitalisante qui a fait voler en éclats le mythe que la dictature de Ben Ali était invincible et qu’elle serait transmise de père en fils.
La dignité retrouvée de la Tunisie est le fruit du martyre de Mohammed Bouazizi. Le jeter aux oubliettes de l’histoire serait une ingratitude comme celle qui a poussé Scipion l’Africain à s’exiler de Rome pour aller mourir à Sétif après avoir demandé que sur sa tombe soit gravée l’inscription : «Ingrate patrie, tu n’auras pas mes os».