Akram Belkaïd* écrit – Par son seul sacrifice, le jeune Tunisien a déclenché un séisme politique dans son pays et bien au-delà. Un an après cet acte fondateur, la Tunisie n’a pas donné les réponses économiques vitales attendues par sa génération.


17 décembre 2010 – 17 décembre 2011. Un an déjà… Comment oublier cette date ? Ce jour-là, Mohamed Bouazizi s’est immolé par le feu et la vie a fini par le quitter le 4 janvier 2011 alors que son peuple était dans la rue, demandant la fin de l’injustice et réclamant son droit à la dignité.

Pauvre jeune homme, héroïque jeune homme. Il n’a pas vu la fuite du tyran (et de sa femme honnie), la débandade de son clan et de ceux qui écrasaient les démunis. De celles et ceux qui piétinaient les sans pistons et toutes celles et tous ceux qui ne demandaient qu’à mener une vie décente dans un pays qu’une propagande grandiloquente présentait comme celui du jasmin.

Bouazizi n’aura pas vu non plus les autres peuples arabes sortir dans la rue et abattre les murs de la peur. Comment oublier son sacrifice ? Surtout, comment en être digne ?

Le droit au travail

Les commémorations, artifices bien commodes dont usent et abusent les journalistes et les éditeurs, sont parfois pesantes car il pèse sur elles comme un soupçon d’exercice obligé, peu sincère. On célèbre, on se souvient et puis on passe à autre chose. Avant-hier, c’était Camus, hier Fanon, aujourd’hui Bouazizi… Mais ce dernier mérite que l’on parle de lui. Il n’est peut-être plus de notre monde mais il n’est pas silencieux car il dit encore des choses aux Tunisiennes et aux Tunisiens. Que murmure-t-il que nous ne sachions déjà ? Il faut l’écouter, et pour cela, cesser le vacarme des palabres oiseuses et des discussions qui tournent en rond. Son cri primal est toujours là. Il réclame de la dignité, le droit au travail. Le droit à tous les droits…

L’entend-on ? Je ne le crois pas. La Tunisie semble prise par un délire calamiteux. Les uns parlent de religion, les autres d’arabité. On fustige la langue française, les femmes non-voilées. On se dit prêt à s’étriper au nom de la religion, de l’identité, de la lutte contre l’influence coloniale. On monte sur ses grands chevaux au nom de la modernité, de la laïcité, de l’héritage de Bourguiba. On prend à témoin une Europe qui implose et qui n’est même plus capable d’en finir avec ses propres démons.

Tunisiennes, Tunisiens : êtes-vous devenus fous ? Prenez quelques secondes, regardez en arrière. Pourquoi ce jeune homme s’est-il immolé par le feu ? Pourquoi a-t-il commis un acte que toutes les cultures méditerranéennes, arabes, berbères ou tout simplement musulmanes réprouvent ?

Qui vous parle économie ?

Du travail. Il voulait pouvoir travailler, nourrir les siens. Les vrais défis de la Tunisie sont là. Ils existaient sous Ben Ali et la révolution du 14 janvier ne les a pas fait disparaître. L’économie, le social, la création d’emplois, la sortie du sous-développement pour les régions de l’intérieur : tout cela est tout sauf secondaire. Vous, qui avez désormais la vindicte facile, interrogez votre classe politique à ce sujet et cessez de vous déchaîner, pour les uns à la moindre référence religieuse et, pour les autres, à la moindre revendication laïque ou moderniste. Des emplois, des emplois rien que des emplois. Qui vous parle économie ? Qui vous parle de choix économiques ? Qui décrit quelle sera sa politique économique ? Qui dit comment il entend faire décoller l’industrie tunisienne ? Comment attirer les investissements étrangers qui seraient autre chose que des ateliers susceptibles de décamper en moins de vingt-quatre heures ? Comment faire pour moderniser le secteur touristique tunisien ? Comment sortir d’un modèle basé sur des bas salaires ? Comment fermer les zones franches, ces terres de non-droit où règne l’arbitraire ?

La Tunisie d’aujourd’hui a beau connaître une expérience de transition unique dans le monde arabe, ne serait-ce que parce qu’elle a réussi à organiser des élections sans heurts, il n’en demeure pas moins que le débat politique qu’elle connaît actuellement est loin d’être à la hauteur des enjeux.

Ah, qu’il est facile de monter sur ses grands chevaux pour rappeler que les Tunisiennes et les Tunisiens sont des musulmans… Ah, qu’il est facile de hurler au complot qatari ou islamo-américain (si, si, expression entendue lors d’un débat télévisé en Tunisie). D’accord, l’identité, la langue, la guerre au «donc», oui mais, et les emplois, ya khouya ?

Génération Bouazizi

Des dizaines de milliers de jeunes exigent de pouvoir faire leur entrée dans la vie active. Des régions entières attendent leur centrale électrique, leur autoroute, leur université, leur technopôle, leur aéroport, leurs stades, leurs piscines... Tout cela ne sera pas réglé par magie ni par incantations. En clair, la Tunisie attend des projets économiques qui soient autre chose que des phrases telles que «l’Europe nous aidera avec un plan Marshall» (l’Europe, mon ami, est sans-le-sou, elle a tout donné aux banquiers) ou encore «le Qatar et les autres pays arabes nous aideront».

Bouazizi est mort, parce qu’il était chômeur1. Déjà, lassés par des mois d’attente et d’immobilisme (sur le plan économique) d’autres jeunes l’imitent ou se préparent à le faire. Tendons l’oreille. C’est de cette urgence dont nous parle encore Bouazizi.

Source : ‘‘Slate Afrique’’.

1 - Un jeune algérien est décédé après s’être immolé par le feu hier [le 17 décembre, Ndlr] soir en plein centre-ville d’Aoukas, à environ 260 km d’Alger. Sa famille a affirmé que le chômage était la cause de son suicide.