Des personnes sourdes ont été aux urnes à Sousse le 23 octobre. Témoignage exclusif pour Kapitalis d’une jeune journaliste espagnole, qui a vécu cette expérience.

Par Neia Fernande Monteiro*


 

En Tunisie, les personnes sourdes et malentendantes sont une population marginalisée. Peu de moyens sont mis en place par les pouvoirs publics pour les aider. Pour exemple, les enfants sourds ne sont plus pris en compte dans le cursus scolaire dès l’âge de 14 ans. Le taux d’analphabétisme atteint plus de 90% parmi les personnes sourdes. Le taux de chômage parmi elles est estimé à plus de 70%. Pour les personnes qui travaillent, elles ne bénéficient pas de couverture sociale.
Depuis un peu plus d'un an, la gratuité des transports publics leur a été enlevée.

Une population marginalisée

Au-delà de ces considérations sociales, le manque de moyens de communication adaptés aux personnes sourdes participe largement à la marginalisation de cette population. Autant dire que la révolution du 14-Janvier a mis quelques jours pour arriver à leurs oreilles. En effet, les medias, et surtout la télévision, ne sont pas adaptés pour elles. Parce que ces personnes n’auraient pas pu entendre ni les slogans, ni les revendications, ni même les tirs. Elles n’ont pas pu prendre part aux manifestations, et ce, malgré la volonté de certains.

Même si l’information de la révolution leur est arrivée en retard et si elles n’ont pas pu prendre part aux manifestations, les personnes sourdes souhaitent être considérées comme des citoyens à part entière. C’est pourquoi, des initiatives ont été prises afin de les associer à la construction de cette période historique que vit la Tunisie.

A ce titre, l’Association d’animation culturelle des sourds de Sousse (Aacss) a participé de façon active à la préparation au vote de ces personnes. Cette association œuvre pour l’insertion des personnes sourdes dans la société. Elle met en place des activités culturelles, éducatives et sportives, mais aussi des formations en langue des signes françaises ouvertes au grand public.

Depuis sa création en 2007, l’Aacss n’a pas encore son propre local, ce qui l’empêche d’avoir des activités quotidiennes et aussi de pouvoir développer des projets ambitieux tels la maison des sourds. Cette dernière serait un complexe adapté aux personnes sourdes, leur permettant de s’épanouir dans un environnement qu’elles maitrisent.

Malgré les difficultés qu’elle rencontre, l’association a pris en charge l’éducation politique des personnes sourdes de Sousse durant les 9 mois précédant le vote. «Même si l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) a mis en place un système de traduction pour la télévision nationale, la qualité des traductions ne permettait pas à ces personnes de comprendre», signale Dallel Abdelatif, secrétaire général de l’association. Elle a organisé dans les locaux de la Maison des Jeunes de Sousse, des rencontres entre les personnes sourdes et des partis politiques, notamment Afek Tounes, Ennahdha et Ettakatol ainsi que des indépendants. A cette occasion M. Bouraoui, spécialiste des questions constitutionnelles et Fatma Mazouz, traductrice en langue des signes, se sont associés pour permettre à ces personnes de saisir l’enjeu des premières élections libres du pays. Une autre rencontre a été organisée le 17 octobre en partenariat avec Handicap International. Par ailleurs, une session de votes blancs a été mise en place.

Un «sentiment de fierté très spécial»

La surdité de ces personnes ne saurait être un obstacle à l’accomplissement de l’acte citoyen du vote. Le dimanche 23, 90% d’entre elles sont parties aux urnes. A l’image du vote que décrit Tocqueville en 1848, c’est en groupe et empli d’un «sentiment de fierté très spécial» qu’elles sont parties (Ridha Chamli, président de l’association). Le vote s’est déroulé dans de bonnes conditions et elles n’ont pas eu de difficultés particulières à faire leur choix, car elles avaient suffisamment répété pour être prêtes le jour J, à une exception près. Achraf, un jeune sourd, a beaucoup hésité entre deux partis, pour finalement se décider, il a fait un «pile ou face» avec une pièce de monnaie. A chacun sa façon d’exercer sa liberté…

Même si les personnes sourdes ont reçu les messages révolutionnaires de façon incomplète et avec un temps de retard, elles ont été à l’heure et prêtes pour le jour J des premières élections libres de la Tunisie. Elles sont des citoyens comme les autres, et il serait grand temps que les représentants «entendent» cela et mettent davantage de mesures en place pour l’amélioration de leurs conditions.

* M1- Paris School of International Affairs, Sciences-Po, Paris.