Monia Mouakhar Kallel écrit – Analyse du style des articles de la fille du président du parti Ennahdha et épouse du nouveau ministre des Affaires étrangères, Rafik Abdessalem.


Comme la plupart des exilés politiques madame Soumaya Ghanouchi est venue rattraper la marche révolution tunisienne, et comme la plupart des citoyens, regagnés brusquement par l’espoir et le désir de communication directe, elle a utilisé le support médiatique promu par les jeunes.

Après le 14 janvier, facebook et twitter sont devenus des espaces d’information, d’échange et de créativité. Très vite, des noms sont devenus familiers aux habitués de la Toile. Raja Ben Slama, Olfa Youssef, Bochra Bel Hadj Hmida, Salah Zghidi (pour ne citer que les plus lus) commentent brièvement les faits marquants, ce qui suscite une dynamique conversationnelle entre les «intellectuels» et leurs récepteurs inconnue jusque là.

La virulence des propos

Mais ce qui distingue les textes de Madame Soumaya Ghannouchi (que je reçois régulièrement par l’intermédiaire d’une amie), c’est la virulence des propos échangés due au style de la rédactrice. Non seulement les 69 articles signés par celle qui s’autoproclame «écrivain» manquent d’argumentation, de références sérieuses ou de légèreté vivifiante, mais ils sont produits selon le même schéma mental basé sur le binarisme – l’ami d’un côté et l’adversaire de l’autre – et le même canevas langagier, la louange (de la femme voilée, de la démocratie en islam, du père, ses idées, son parti, ses méthodes, sa perspicacité politique…) et la dénonciation (des «femmes démocrates», des laïcs, de la France, de la langue française, du bourguibisme, et ses avatars, le gouvernement de Béji Caïd Essebsi, le Comité de sauvegarde de la Révolution…)

Parce que le «bonheur n’a pas d’histoire» et que des discours louangeurs et des hyperboles creuses, le peuple tunisien n’en veut plus, plus jamais, je voudrais faire quelques petites remarques sur les «petits» (dans les deux sens du terme) articles publiés entre le 19 février et le 25 décembre 2011.

La facebookeuse y laisse libre cours à sa bile, ses ressentiments voire sa rancœur. Elle fustige, malmène, avertit, menace sans retenue ni pudeur. Quelques titres suffisent : «M. Béji arrêtez de nous embobiner» (27 avril 2011) ; «BCE, un objet (ou un produit) en plastique» (31 mars) ; «Qu’ils démissionnent sans regret et qu’ils partent aujourd’hui avant demain» (25 mai) ; «Comité du vol de la révolution, de la corruption politique et du renversement démocratique» (19 mars) ; «Ennahdha et les faux (ou artificiels) modernistes» (13 mai) ; «Aucune solution à part une deuxième révolution» (2 juin) ; «Ils détestent Erdogan de la même manière qu’ils détestent Ennahdha» (15 septembre) ; «Entre les femmes réelles et les fausses femmes» (3 novembre) ; «Voici venir le temps où il faut arracher l’honneur de la représentation de la femme d’entre certaines mains» (4 novembre).

Certitude, arrogance et irrespect d’autrui

Ecrites en gras et dans la langue d’Ibn Khaldoun (que j’ai essayé de traduire comme je peux et sans franchir les limites du respect que je dois à mes lecteurs), ces affiches choquent le lecteur, contreviennent aux normes islamiques de la tolérance et nous renseignent sur le caractère de la rédactrice. «Le style, c’est l’homme», pensait Pascal.

Pascal, l’homme de la «Renaissance» française qui a su (et pu) dépasser la polémique et découvrir les vertus de la foi combattante. Sa foi immerge dans la Bible, mais observe les choses de tous les angles dans un effort infini de décomposition et recomposition de l’équation humaine. Sa voix humble, détachée et fragile me rappelle les douces voix de nos maîtres soufis et celles de mes ancêtres zeitouniens qui nous ont transmis un islam tolérant et un langage ouvert.

La certitude, l’arrogance et l’irrespect d’autrui de Soumaya Ghannouchi (qui, faisant fi de la tradition orientale, ne se présente pas par le nom de son époux) m’attristent en tant que musulmane et me dérangent en tant que citoyenne croyant dur comme fer en une Tunisie démocratique et définitivement libérée du joug de la dictature.

Certes notre «écrivain» réclame à corps et à cri la démocratie, les libertés générales et individuelles : liberté de parole, de vie, et d’habit notamment le hijab, thème privilégié, toujours d’actualité et mêlé à toutes les sauces. Mais son «style» dit tout autre chose ; il donne à voir ses contradictions et ses véritables intentions.

Je passe sur les clichés usés jusqu’à la corde du genre les modernistes sont les «ennemis» (mot très cher à l’«écrivain») d’Ennahdha et de l’islam, ou les femmes (non nahdhaouies) sont des êtres sans foi ni lois, appartenant au «club parisien», des fumeuses qui circulent en mini-jupes, traînent dans les boîtes de nuit pour noyer leurs chagrins dans l’alcool (voir l’article du 3 novembre 2011).

Je passe également sur l’incohérence de l’«écrivain» qui affirme avoir été élevée dans un climat familial où règnent la libre parole et l’affirmation de soi, et qui se fait, par ailleurs, un docile porte-drapeau de son «père» et de ses idées machistes. Je passe aussi sur le retournement des postures : après avoir été une demandeuse de grèves, sit-in, désobéissance civique, l’«écrivain» se transforme en une dénonciatrice acariâtre de toute forme de protestation sociale ou politique fabriquée par une minorité jalouse qui comploterait contre la marche triomphale de son parti gagnant. Aussi réclame-t-elle pondération, patience, douceur et bonne conduite.

Insolence et subjectivisme étriqué

Mais c’est le 25 décembre 2011 que sa plume la trahit. Alors que la polémique fait rage à l’occasion de la nomination de son époux à la tête du ministère des Affaires étrangères, elle publie un article intitulé «Nous allons traduire ces diffamateurs en justice». Avec la même insolence, le même subjectivisme étriqué, elle s’attaque aux journalistes, internautes, citoyens qui ont eu l’audace de contester cette nomination bien méritée selon elle.

A arrogance, arrogance et demie. Les réponses explosent immédiatement, elles fusent de toutes parts et sous différentes formes. Aux articles parus dans la presse et les réseaux sociaux, s’ajoutent les 1.537 commentaires (observés à ce jour) sur le compte de Soumaya Ghannouchi, des commentaires aussi diffamatoires les uns que les autres : les «amis» la félicitent sans oublier d’insulter ses ennemis (et les leurs), et les «ennemis» la déchirent en déchirant son époux, son père, son parti, ses proches. Rien n’illustre mieux la fameuse assertion de Sartre «l’Enfer c’est les autres», que cette cascade de notifications qui se suivent et se ressemblent. Elles dénotent une même violence et une tension sociale réellement préoccupante.

Il va sans dire que la réussite (ou l’échec) de notre Tunisie postrévolutionnaire dépendra de notre aptitude à dépasser le nombrilisme, les querelles de partis, et l’opposition stérile. L’ouverture passe (et se fait dans) la parole. Les sciences de la communication ont montré qu’il existe une similitude entre les catégories de pensée et le langage. On sait, par exemple, que l’ordre, la demande, l’avertissement, classés dans la même catégorie des «directifs», contreviennent au processus dialogique qui définit toute relation horizontale, fondement de la démocratie. L’emploi des «directifs» dénote le figement du sujet parlant et le déni de la différence. Il a été démontré également que la louange et la diffamation sont étroitement liées (elles se répondent comme des échos) et que certains actes de langage se retournent souvent contre ceux qui les profèrent comme la promesse, la menace et l’auto-valorisation (qui est forcément une dévalorisation de l’adversaire).

Il est à noter que cette nouvelle science, la pragmatique, fleurit en Amérique et en Angleterre. Les linguistes et les lecteurs francophones sont en train de la découvrir et de rattraper le retard.

Madame l’«écrivain» pourrait s’abreuver à la source pour le bien de tous. Qui ignore désormais l’influence des premières dames sur les citoyens tunisiens, les hommes politiques et l’appareil de l’Etat ?