Khaled Ridha écrit* – La révolution tunisienne, assez inédite, produira-t-elle un système politique inédit ou se contentera-t-elle d’une copie qui, dans tous les cas, déformerait l’original ?
Le 14 janvier 2011 restera une date mémorable dans l’histoire contemporaine de la Tunisie. La fuite du dictateur a sonné le glas des années d’oppression et de rapine.
La volonté de vivre du peuple a brisé les chaînes de la servitude. La clarté de l’aube a déchiré le voile de la nuit.
Le peuple marchait à l’unisson
Le peuple debout a chanté l’hymne de la vie en bravant la mort. Sa résurrection a surpris ceux qui le traitaient de lâche. Elle a démenti les propos de ceux qui le qualifiaient de «poussière d’individus» sans passé et sans histoire.
Sans direction, sans idéologie et sans programme clair, l’insurrection populaire réclamait du travail, la liberté et la dignité. Et le peuple marchait à l’unisson.
Ivre de sa victoire sur le tyran, il ne mesurait pas les difficultés posées par la vacance du pouvoir.
Les proches collaborateurs de son ennemi ont tenté une, deux, trois… manœuvres pour s’approprier ce qui ne leur appartenait pas.
La jeunesse, fer de lance de la révolte, consciente et unie, a réussi à déjouer un nombre d’elles.
Progressivement, le ciel de Janvier d’une clarté éblouissante a vu l’arrivée de nuages gris qui à l’approche du printemps sont devenus denses et menaçants. Les corbeaux ont chassé les hirondelles et les fleurs risquent de ne pas s’épanouir.
A l’euphorie ont succédé doutes et interrogations : Qui gouverne réellement la Tunisie ? Qui dirige les médias ? Qui est derrière la fuite des prisonniers ? Que font ces commissions chargées de découvrir la vérité et de désigner les coupables ? Pour quelles raisons ces derniers ne sont pas encore jugés ? Qui tire les ficelles de la situation trouble du pays ?
Alors que le peuple est désemparé, la contre-révolution s’organise et affûte ses armes. De nombreux responsables du Rcd se découvrent une fibre bourguibiste. Ils se disent démocrates en se réclamant d’un chef qui ne l’était pas ! On réclame le retour à la constitution de 1959. La nostalgie déforme la réalité historique. Le modèle offert à la jeunesse de 2011 est celui de leurs grands pères !
Aucun bilan critique n’est dressé de ce demi-siècle d’histoire. L’objectivité est noyée par la glorification et le culte de la personnalité. Oui Bourguiba était un chef nationaliste, oui il a lutté pour l’indépendance de son pays, oui il a fait beaucoup pour moderniser le pays… Mais est-ce de cela que la jeunesse tunisienne a aujourd’hui besoin ? Les néo-Bourguibistes ne comprennent-ils pas que cet homme, adulé par certains, honni par d’autres, appartient désormais au passé ? Que l’avenir de la Tunisie va bien au-delà de son héritage ?
Débats nuisibles et vrais combats
L’incertitude régnante est aggravée par la confusion due en partie à l’inflation de partis politiques aux dénominations semblables, au point de se demander s’il s’agit d’un jeu de scrabble où chaque parti n’est que le prolongement d’un autre. Les similitudes dans les discours rendent perplexe tout observateur averti. Pourquoi tant de noms et de personnes si c’est pour dire pratiquement la même chose ? Logiquement c’est autour des idées proches qu’on se regroupe en tant que personnes.
Apparemment, c’est l’inverse qui s’est produit. Des personnes ont pris l’initiative de réunir des amis et puis ont décidé de fonder un parti sans se dire que peut-être deux rues plus loin d’autres disent et font la même chose !
Cet émiettement, heureusement, ne risque pas de persister après que les élections de la Constituante eurent clarifié le poids réel des différents partis.
Restent des débats, certes légitimes, mais qui au regard des priorités de l’heure paraissent déplacés et nuisibles à l’unité du peuple face aux restes de la dictature. Les vrais combats sont ainsi oubliés : l’indépendance de la justice, la liberté de la presse, la réforme de la police et de l’administration… Division, diversion et diffamation prennent le pas sur l’union, la vigilance et la considération.
Certains veulent jouer cavalier seul. Ils se croient assez forts pour se lancer dans une campagne à grande échelle. Ne cachant pas leur ambition, ils se lancent dans une course folle aux voix se détournant des alliés d’hier et se rapprochant des ennemis de toujours ! Ayant les yeux rivés au Nord, ils cherchent à en emprunter le modèle pour l’acclimater sans voir qu’il est contesté par la jeunesse de ces pays et tous les «alter-mondialistes» ! Le modèle offert à la jeunesse de Tunisie est la démocratie formelle représentative. Qu’en est-il de la démocratie participative ? Du pouvoir citoyen ? De la décentralisation ?(1) Les promoteurs de ce projet pour la Tunisie ne les abordent pas.
Au-delà d’une démocratie représentative formelle
D’autres pensent que la démocratie se limite aux élections. Elle est l’expression du choix de la majorité. La démocratie devient affaire de nombre. Ses valeurs, son aspect qualitatif, ses garanties, ses garde-fous… sont totalement ignorés. L’Histoire nous apprend que Hitler a accédé au pouvoir à la faveur d’élections libres !
Certains la considèrent comme l’occasion rêvée de se venger des années de disette. Elle permettrait de terrasser tous les adversaires. Mussolini n’est pas loin ! Les élections ne sont qu’une facette de la démocratie. Celle-ci implique le respect des minorités, la garantie de la liberté de la critique, le respect de la dignité humaine, la liberté de conscience, d’expression, d’association…
D’autres la considèrent comme une étape vers l’établissement d’un système idéalisé du califat. Le modèle alors varie entre celui en vigueur jusqu'à 1924 et celui qui a prévalu sous les quatre califes entre 632 et 661. L’horizon de la jeunesse de 2011 devient celui de ses lointains ancêtres.
La révolution tunisienne a été inédite. Produira-t-elle un système politique inédit ?(2) Ou bien se contentera-t-elle d’une copie qui, dans tous les cas, déformerait l’original ? La jeunesse tunisienne saura-t-elle concilier identité et modernité ? Réussira-t-elle une synthèse qui n’a pas encore vu le jour ? Ou bien le passé proche ou lointain prendra-t-il le dessus ? Se contentera-t-elle d’une démocratie formelle représentative ou bien ira-t-elle plus loin ?
Le monde attend et observe. L’accouchement sera peut être douloureux. Alors donnera-t-il naissance à un être bien constitué ou à un monstre qui confirmerait les thèses occidentalo-centristes de l’incompatibilité entre démocratie et culture arabo-musulmane ? L’avenir nous le dira et c’est la jeunesse qui le forgera.
* Enseignant établi en Belgique et auteur de ‘‘l’Islam, la loi, la société et le message’’ (ed. Baudelaire 2011) et ‘‘le Prophète de l'Islam et ses califes’’ (ed. Publibook 2011).
Notes :
(1) La démocratie est un chantier perpétuel et il n’existe nulle part une démocratie achevée.
(2) Puisque le modèle idéal n’existe qu’en théorie, il est légitime de s’inspirer des différents modèles en gardant une distance critique vis-à-vis d’eux afin de pouvoir les dépasser tout en tenant compte des contraintes objectives. (Réalité historique et sociale, mentalités…)