La Tunisie a connu sa première élection libre et démocratique. Déjà, les heurts commencent entre ceux qui ont formé le nouveau gouvernement et les «autres».
Par Wajdi Liman*
J’écris ce texte en tant que militant se considérant comme progressiste. Comme acteur de la société civile tunisienne en France, animateur de l’association Uni*T, et membre de l’Instance régionale indépendante des élections (Irie) sur le territoire France 1. Je tiens à m’exprimer ici, car la situation dans mon pays d’origine m’inquiète. La radicalisation de part et d’autre n’augure rien de bon, quand l’invective remplace le dialogue.
Revanche de l’Histoire et retour du refoulé
Je pense qu’au départ, il s’agit d’un énorme malentendu. Malentendu ou défaut d’analyse. Mes amis de gauche font du parti Ennahdha leur ennemi numéro un.
A mon avis, c’est là qu’est l’erreur fondamentale. Ennahda n’est pas l’ennemi numéro un. L’ennemi numéro un, s’il devait en avoir, serait formé par les partisans de l’ancien régime, les acteurs à la tentation autoritaire. Ces personnes qui attendent, tapies dans l’ombre, l’échec de l’expérience démocratique tunisienne, pour mieux revenir et vendre leurs projets de stabilité et de normalisation sécuritaire.
Ennahdha est un parti islamiste comparable ni au Pjd marocain, ni au Msp algérien, ni aux Frères musulmans d’Egypte. Non. Pour nous, Ennahdha est la preuve vivante de la caution sécuritaire par la gauche tunisienne. Il est la preuve vivante de la volonté de dés-islamiser la Tunisie par Ben Ali. Ce parti a subi la plus féroce des répressions, au vu et au su de tous ; et ses militants en portent, encore aujourd’hui, les séquelles sur leurs corps.
Dans sa volonté de prolonger l’héritage moderniste de Bourguiba, Ben Ali a combattu Ennahdha, qu’il considérait comme le symbole de l’islam politique. Le voile fut interdit dans les établissements scolaires (certes depuis 1982) et les administrations. Celles qui le portaient furent harcelées par les services de sécurité. Le port de la barbe fut proscrit et aboutit, lui aussi, à une répression. Les fidèles des mosquées furent eux aussi victimes du harcèlement policier.
Sous couvert de lutter contre l’islamisme, Ben Ali a mené une attaque de fond contre les symboles de religiosité. Et ça, les Tunisiens le savent. Qu’ils soient d’Ennahdha ou pas, une grande part des Tunisiens, musulmans «pratiquants», ont subi des attaques dans leur foi. Beaucoup d’entre eux aujourd’hui ont voté Ennahdha, bien que ce parti n’ait aucun lien avec eux. Il s’agit d’une revanche de l’Histoire, une forme de retour du refoulé, en lien avec la question identitaire tunisienne.
Ne pas insulter les électeurs
Ennahdha, par son retour dans la sphère publique, met mal à l’aise une partie de la gauche tunisienne, qui, dans sa grande majorité, a cautionné le régime de Ben Ali, en lui donnant du contenu idéologique et en lui facilitant la répression des islamistes.
Si, formellement, gauche et islamiste ont su s’allier dans le cadre de la défense de la démocratie lors de la rédaction du manifeste du 18-Octobre, il n’en demeure pas moins un profond malaise de la gauche vis-à-vis d’eux.
Un exemple parmi cent, les militants de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (Ltdh) et d'Ennahdha de l’époque se souviennent d’un Khemais Chammari, dirigeant de la Ligue, répondant à des femmes de militants d’Ennahdha venant se plaindre d’exactions contre leurs enfants, par des gestes obscènes, touchant à la pudeur et à l’intimité et menaçant de contacter la police…
L’existence d'Ennahda en tant qu’acteur politique est le symbole vivant de la compromission de la gauche avec Ben Ali, sous couvert de modernisme et de lutte contre le fanatisme.
Ces éléments sont à prendre en compte dans l’analyse du succès d'Ennahdha auprès du peuple tunisien. Faire l’économie de cette réflexion, c’est agir hors sol. C’est appliquer une grille de lecture classique à un parti qui n’a rien de classique, c’est insulter les électeurs et leur projet de société comme l’appareil sécuritaire Benaliste avait coutume de les insulter.
En tant que militant de gauche, membre de l’Irie France 1, j’ai à cœur d’avoir une approche nuancée de la chose publique. J’estime que si l’on peut, légitimement, ne pas adhérer à un projet de société conservateur et économiquement libéral, il y a toutefois quelques limites auxquelles il faut s’astreindre à :
1. ne pas insulter le peuple tunisien en le traitant d’analphabète, comme certains l’on fait ;
2. ne pas insulter l’identité tunisienne, comme l’ont fait les dictateurs Ben Ali et Bourguiba ;
3. ne pas user de la violence physique dans une logique d’éradication.
La dangereuse logique du «Eux» et «Nous»
Hors de ces trois limites, on peut clairement ne pas adhérer aux propos de Souad Abderrahim [membre de la Constituante élue sur une liste d’Ennahdha, Ndlr] et se battre pour «l’émancipation des femmes», pour le droit de choisir, le droit de disposer de son corps. Mais on peut défendre ces principes sans attaquer le peuple tunisien, ni faire montre de mépris à son égard. On peut attaquer Souad Abderrahim sans servir d’idéologue aux bras qui l’ont agressée devant le Palais du Bardo. Jouer à cela, c’est jeter les graines d’une guerre civile en Tunisie.
Quel sens cela a-t-il eu de manifester jour après jour au Bardo ? Alors que le peuple a tranché et qu’une majorité sortie des urnes s’est construite en Tunisie, pourquoi certains tentent-ils de jouer aux apprentis putschistes ? Encore une fois, cela n’est pas sain, pour la construction d’un processus démocratique.
La société tunisienne est diverse. La fin de la dictature a vu l’émergence de nombreuses tendances ou courants idéologiques. Certains sont porteurs d’un projet d’émancipation, d’autres sont plus réactionnaires, certains sont démocrates, d’autres refusent d’utiliser ce mot.
La Tunisie démocratique est ainsi faite. Pluraliste. Bien entendu, chacun peut se positionner comme il l’entend. Mais stigmatiser la tendance salafiste comme le font certains, en utilisant les termes «extrémiste» et «obscurantiste», vocable préféré de la logorrhée Benaliste, a quelque chose de troublant.
Bien entendu que le salafisme n’est pas porteur d’un projet viable pour la Tunisie, mais n’est-ce pas lui faire de la publicité que de l’attaquer de cette façon ? Ne renforce-t-on pas leur logique du «Eux» et «Nous» ? N’alimentons-nous pas leurs pires fantasmes sur la gauche tunisienne ?
A moins que cela soit plus pernicieux de la part de cette gauche qui les attaque. En attaquant les salafistes, ne cherche-t-elle pas à radicaliser une situation politique déjà tendue ? Cherche-t-elle la confrontation avec eux, afin de pouvoir crier haut que les salafistes font preuve de violence ? A moins que ces attaques servent à ne pas citer nommément Ennahdha, et à les attaquer sur leurs flancs ?
La radicalité, d’où qu’elle vienne, n’a pas d’avenir dans la Tunisie démocratique. Et, hors des slogans de «tolérance, extrémisme», le vivre ensemble se construit pas après pas. Dans le respect des différences, dans la croyance au dialogue et à la pédagogie.
* Wajdi Liman est président de l'association Uni*T (Union pour la Tunisie).