Ridha Bourkhis * écrit – Quand la force noble des arguments triomphera-t-elle enfin, dans nos médias, de l’abjecte faiblesse des insultes et de la violence verbale ?
Depuis la Révolution du 14 janvier 2011, qui a brisé l’ordre du silence et libéré l’expression, nous assistons, en Tunisie, dans les médias sociaux tel que Facebook, comme dans certains journaux que je ne veux juger, à une prolifération sauvage de petites «plumes», souvent anonymes ou déguisées sous de pseudonymes étranges et de faux-noms, qui prennent en chasse, de la manière la moins courageuse, toutes les personnes qui expriment un avis qui ne leur plaît pas ou qui dérange leurs dogmes ou risque de toucher à leur narcissisme primaire.
Les nouveaux brigadiers de l’ordre du silence
Insultes, ridiculisations, outrages, mensonges et atteintes à l’honneur constituent le fonds de commerce de ces personnes qui, pour discréditer ou faire taire leurs adversaires politiques, idéologiques ou simplement personnels (vulgaires règlements de comptes !), n’hésitent pas à tremper leurs plumes dans les caniveaux et la fange et manipuler, à leur façon, le sordide et l’infâme !
Ce phénomène très nocif prend de l’ampleur au point de risquer de faire regretter, à nous autres Tunisiens, cette liberté d’expression acquise au prix du sang et de la mort de pas moins de 300 Tunisiennes et Tunisiens. Ce qui est bien regrettable, c’est que la bravoure de ces martyrs, qui ont donné leur vie pour que cette liberté d’expression devienne possible dans une Tunisie longtemps réduite au mutisme, n’est pas toujours récompensée par la bravoure de celles et ceux qui peuvent aujourd’hui s’exprimer librement.
Chez beaucoup de ces nouveaux brigadiers de l’ordre du silence, on préfère, hélas !, faire injure à ces héros et à ces martyrs, en optant pour le scatologique, les basses calomnies – grande spécialité des comploteurs du régime de l’ancien dictateur ! – et des mesquineries des petites gens !
Dans une certaine mesure, ce phénomène pourrait s’expliquer par la douloureuse frustration que beaucoup de Tunisiens éprouvaient sous l’ancien régime et la rancune qui en découlait avec l’aigreur et le désir satanique de tout casser pour prendre sa revanche contre la dictature arrogante, écrasante et de beaucoup la plus humiliante de tous les maux que nous avons pu endurer dans ce pays.
Peut-être y aurait-il là l’une des raisons profondes de ce phénomène, mais l’expliquer n’est pas du tout le justifier et il est temps maintenant pour nous tous de réaliser que la liberté d’expression n’est point une liberté d’insulter et d’atteindre, sans courage, à l’honneur de l’adversaire de quelque idéologie et de quelque horizon qu’il vienne.
La tolérance, condition sine qua none de la démocratie
Car bien mieux que l’abjecte faiblesse des insultes et la violence verbale, il y a la tolérance, difficile certes et à laquelle beaucoup parmi nous ne sont, hélas !, ni habitués ni préparés, mais qui demeure la condition sine qua none de la démocratie, son fondement-même.
Il y a aussi, bien sûr, pour incarner dans les échanges verbaux et les polémiques cette précieuse tolérance, la rhétorique qui est pour la définir avec les mots de son fondateur Aristote, «l’art de persuader par le discours». Car c’est un art, un outil fabuleux qui «libère l’homme de la violence», comme l’écrit, dans ses ‘‘Questions de rhétorique’’, le rhétoricien de notoriété Michel Meyer qui ajoute à juste raison qu’«argumenter, c’est avoir choisi le discours contre la force», c’est-à-dire contre la violence de quelque nature qu’elle soit.
Née dans l’Antiquité grecque, la rhétorique fut, non pas le produit du totalitarisme, mais plutôt le fruit de la démocratie athénienne qui institua le droit à la libre expression pour les citoyens libres. En tant que libre exercice public de la parole présupposant le libre exercice du jugement et la possibilité pour l’auditoire de contredire l’orateur ou, au contraire, de lui donner son assentiment sans y être astreint par des moyens coercitifs ou violents, la rhétorique a été le pur produit de la Cité libre (la polis) où, précise la praticienne du discours Ruth Amossy, «les décisions publiques appelaient un débat, permettaient la bonne marche de la justice à travers le maniement de la controverse et le bon fonctionnement de la démocratie à travers la pratique de la parole publique».
C’est dans les périodes de liberté et de tolérance que la rhétorique, la vraie, la bonne, s’épanouit et porte ses fruits. Quand la parole est étouffée, quand le libre débat public fait défaut, la rhétorique se perd et cesse d’être un discours horizontal, réversible et dialogique, pour se réduire à un vulgaire instrument démagogique de propagande idéologique et d’embrigadement. Celle-là, pour Aristote, ne serait pas la rhétorique, la pure, la plus authentique, «la seule digne d’un honnête homme», comme la présente Georges Molinié, et qui est «forcément une vertu» (Ibid) ; celle qui fait corps avec la démocratie et qui se veut morale, anti-démagogique, mais surtout un substitut de la force brute, de la violence et de la guerre. Elle est somme toute une alternative civilisée à la barbarie, à la vulgarité et à la brutalité des brigands et des vandales.
Con…vaincre n’est pas insulter et salir !
Tout libre discours est motivé certes par la volonté de vaincre l’adversaire, de le convaincre du contraire de ce qu’il pense lui-même ou d’ouvrir simplement une brèche dans son système de penser. Mais cette volonté, toute légitime et jamais immorale, répugne à la violence physique et verbale, même si l’orateur politique ou le critique ou commentateur dans un journal ou sur un site électronique, dans sa véhémence persuasive, dans ses attaques ou dans sa passion apologétique ou propagandiste, met à contribution d’habitude tout un dispositif langagier et figural au caractère guerrier qui n’est pas sans beaucoup révéler le modèle de la bataille sur lequel est construit le vrai le discours de persuasion.
Un discours noble construit sur des arguments solides et permettant d’obtenir un résultat autrement mieux que celui obtenu par la violence à laquelle l’homme honnête renonce par civisme et par respect de l’Autre : l’usage des arguments, et non des insultes, écrit Chaïm Perelman «implique que l’on a renoncé à recourir uniquement à la force, que l’on attache du prix à l’adhésion de l’interlocuteur, obtenue à l’aide d’une persuasion raisonnée, qu’on ne le traite pas comme un objet, mais que l’on fait appel à sa liberté de jugement.»
Pour finir, mettons tous un point d’honneur à respecter nos interlocuteurs et partenaires qui ne sont ni des objets, ni des soldats dociles. Et qu’il n’y ait de meilleure preuve de ce respect que notre permanente résistance à la diabolique tentation de la violence physique, mais aussi verbale qui, en l’absence de cet inégalable art de persuader par le discours performant, pacifique et noble, tirerait sa «force» calamiteuse des insultes !
Que les mots soient plus forts et plus beaux que le démon de l’intolérance qui habite encore notre inconscient collectif sans doute gravement marqué par de longs siècles de despotisme et d’arbitraire !
*Enseignant universitaire de rhétorique.