Akram Belkaïd* s’élève contre l’association indécente de la révolte du peuple tunisien contre la dictature à une expression léguée par le régime Ben Ali. Extrait de son ouvrage ‘‘Être Arabe Aujourd’hui’’.
Cessons de parler de «Révolution du Jasmin» ! Ce qui s’est passé en Tunisie entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011 n’a certainement pas été une promenade de santé ni une ballade au doux parfum hivernal.
Ce fut une vraie révolution sanglante qui, contrairement à une idée reçue, ne s’est pas simplement déroulée sur Internet et ses réseaux sociaux.
À Sidi Bouzid, Kasserine, Gafsa, Metlaoui, Jendouba, Souk Jedid, Kef et même à Sousse, Sfax et Tunis, les forces de police et les snipers du régime n’ont eu aucun scrupule à ouvrir le feu, tuant par balles près de 300 personnes en moins d’un mois. Mais la détermination des manifestants était sans faille. Ils voulaient en finir. «El-Chaâb yourid isqat el-nidham» – le peuple exige la chute du régime – a été l’un des slogans emblématiques du Printemps arabe scandé à pleins poumons sur l’avenue Bourguiba de Tunis avant d’être repris sur la place al-Tahrir au Caire, mais aussi sur la place de la Perle à Manama, dans les rues de Benghazi puis dans celles de Damas.
Les Tunisiens méritent mieux
C’est en pensant aux morts, à la violence de la répression et au courage des manifestants, que je m’élève contre l’utilisation indécente de l’expression «Révolution du Jasmin» pour désigner la révolte du peuple tunisien. Entendue dès les premières heures qui ont suivi la fuite de Ben Ali, elle est devenue le raccourci obligé des journalistes et des commentateurs, qui trouvent que cela donne un charmant zeste d’exotisme et y voient une analogie bienvenue avec la révolution des œillets, au Portugal, en 1975. Je reconnais l’avoir moi-même utilisée, mais nombre d’amis tunisiens m’ont depuis convaincu de son caractère détestable, à plus d’un titre.
D’abord, il faut se souvenir que cette formule de carte postale a servi à désigner la prise de pouvoir de Ben Ali en novembre 1987.
Ensuite, n’oublions pas que le «yasmine» (le jasmin en arabe) renvoie à l’image pacifique et docile de la Tunisie. Dans le monde arabe, et plus encore au Maghreb, on a souvent moqué les Tunisiens pour leur soi-disant manque de courage et de virilité. Dans un ouvrage précédent, j’ai rappelé cette anecdote où, en pleine guerre d’Algérie, un écrivain algérien rendait hommage «au peuple frère du Maroc et au peuple sœur de Tunisie»…
Au-delà du caractère misogyne du propos, c’était oublier que, bien avant que naisse le Fln algérien, les premiers fellaghas étaient des nationalistes tunisiens et que leur pays avait connu, lui aussi, son lot de révoltes et de soulèvements contre l’ordre colonial français.
Au final, et malgré tous les clichés et les quolibets, c’est bel et bien ce peuple qui s’est révolté le premier et a chassé son tyran. C’est ce peuple qui a permis aux Arabes d’ouvrir une nouvelle page dans leur Histoire.
Une autre raison qui disqualifie cette formule du jasmin est qu’elle renvoie à la propagande du régime déchu. En Tunisie, le nom de cette fleur a été mis à toutes les sauces durant deux décennies.
Il a été usé à la corde par l’insupportable logorrhée officielle, cette «novlangue inédite, hybridation monstrueuse de verbiage technocratique, de lexique pompeux et d’usage délirant de la majuscule», comme l’a décrit Myriam Marzouki, metteur en scène et fille du désormais président Moncef Marzouki.
Une expression liée au régime Ben Ali
Un «gloubi-boulga» absurde chantant la gloire du parrain et décrivant une terre paradisiaque qui n’existait que dans les catalogues touristiques ou les brochures de l’Agence tunisienne de communication extérieure (Atce). «Le pays du jasmin et du partage», «le tourisme au pays du jasmin et de la tolérance», «l’esprit du jasmin», «l’insouciance au pays du jasmin», voilà autant de slogans marketing imaginés par les communicants de l’ancien pouvoir dictatorial pour vendre l’image d’un pays idéal et apaisé.
Il n’est d’ailleurs pas étonnant que nombre de ceux qui revendiquent la paternité de cette expression de «Révolution du Jasmin» soient des journalistes longtemps obligés d’user et d’abuser de cette sordide novlangue. Trouver les termes grandiloquents susceptibles de plaire, du moins le croient-ils, aux Occidentaux est devenu chez eux un réflexe pavlovien, une forme de sujétion à un orientalisme bas-de-gamme dont il faudra absolument qu’ils se débarrassent.
J’ai bien conscience que cette formule est plaisante et qu’il est difficile de résister à une telle facilité d’emploi. C’est d’autant plus vrai que cela permet de faire le lien entre les révolutions arabes et la Chine, cette autre dictature où les autorités craignent tellement la contagion qu’elles ont très vite censuré le mot «jasmin» des moteurs de recherche d’Internet. Il n’empêche. Cette expression n’est pas neutre car, en un certain sens, elle perpétue l’esprit de la dictature de Ben Ali.
A ce sujet, il faut d’ailleurs rappeler que la presse tunisienne a parlé il y a longtemps de «Révolution du jasmin». C’était en novembre 1987 et durant les semaines et mois qui ont suivi. Ben Ali venait de prendre le pouvoir dans son pays grâce à un «coup d’Etat médical» contre Bourguiba. Il est inutile de rappeler ce qui s’est passé ensuite et comment le parfum du jasmin s’est transformé en fumet écœurant…
* Journaliste et essayiste algérien vivant à Paris. Le titre est de la rédaction.