2e volet de l’article ‘‘Quel paysage politique pour la Tunisie en 2013 ?’’. Les Tunisiens, qui se sont mobilisés pour dégager le misérable déchu se mobiliseront pour sanctionner positivement ou négativement n’importe quel gouvernement.
Par Ben Hamida Ezzeddine*
Les différences idéologiques et les divergences doctrinales entre les deux partis ne sont pas si marquantes et encore moins mémorables. Tous les deux sont nationalistes, souverainistes et profondément patriotiques. Cependant l’assise électorale, la colonne vertébrale de tout parti politique, est franchement différente.
Le CPR : un parti du peuple, par le peuple pour le peuple
Les résultats surprenants (29 sièges soit la deuxième force politique) du Cpr s’expliquent fondamentalement par la personnalité de son fondateur. Moncef Marzouki (66 ans, médecin, écrivain et ancien président de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme), aujourd’hui président de la République, a su séduire, particulièrement dans les régions défavorisées, grâce à certaines thématiques :
- son opposition farouche à Ben Ali et sa volonté de rupture totale avec les symboles de l’ancien régime ;
- son attachement aux principes de la révolution qui consistent à faire la lumière sur les excès et obliger les responsables à rendre des comptes à la nation et punir sévèrement les corrompus d’entre eux ;
- le pragmatisme et le réalisme de son programme ;
- sa modestie et son accessibilité ;
- son exil, sa résistance, ses débats animés sur les chaînes satellitaires (en arabe et en français).
L’ensemble de ces thèmes ont franchement plu aux Tunisiens et par conséquent ont joué un rôle majeur dans la création d’un élan de sympathie et d’estime à son égard.
Ainsi, Moncef Elmarzouki est devenu le porte-parole d’une grande frange de la population tunisienne : du simple ouvrier aux cadres moyens sans oublier les plus démunis et les sans-grade.
Lors d’une conférence de presse le 26 octobre dernier, M. Marzouki avait précisé avec force que «le Cpr sera garant des valeurs universalistes et continuera à défendre les libertés individuelles, les droits humains et les droits de la femme, sans rentrer dans une guerre idéologique avec les factions conservatrices».
Dans sa déclaration constitutive, le Cpr stipule clairement qu’il s’agit d’un mouvement universaliste et humaniste. Son programme accorde une place particulière à l’identité arabo-musulmane. Il se veut donc souverainiste. Le renforcement de l’arabisation, au même titre qu’Ennahdha et contrairement à Ettakatol, est une de ses préoccupations fondamentales.
Sa ligne politique contient des orientations économiques et sociales assez marquées et progressistes : contrôle du crédit bancaire, redistribution sociale, réinstauration de l'esprit des coopératives agricoles dans les régions défavorisées... Autant dire, il s’agit d’un programme capable de séduire davantage de Tunisiens, essentiellement dans les régions défavorisées qui sont devenues le bastion électoral du Cpr. Un fief que M. Marzouki a acquis pour toujours. Il était quasiment le seul homme politique à avoir compris la détresse de nos compatriotes dans cette magnifique et belle partie de notre patrie.
Ettakatol : le socialisme de son fondateur ne reflète pas les convictions de ses électeurs
Ettakatol, membre de l’Internationale socialiste, se considère comme étant l’héritier de l'opposition démocratique et sociale au régime de Bourguiba. Il s’agit d’un parti moderniste et progressiste. Son fondateur, Mustapha Ben Jaâfar (71 ans, né à Bab Souika et marié avec une française), orphelin de père dès l’âge de 5 ans et dont la socialisation politique s’est faite par ses cousins, qui l’initient à la cause nationaliste pour la lutte contre l’occupant français. Il participe à la fondation de l’hebdomadaire ‘‘Erraï’’ (L’Opinion) et du Conseil des libertés en 1976, ancêtre de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (Ltdh). Mieux encore, il crée le Syndicat des médecins hospitalo-universitaires en 1977. En 1994, il fonde son propre parti, le Forum démocratique pour le travail et les libertés (Fdtl). Quatre ans plus tard, il participe à la création du Conseil national pour les libertés en Tunisie (Cnlt). Bref, il s’agit d’un socialiste convaincu, démocrate et moderniste qui a consacré sa vie à sa patrie.
Cependant, le parti de Mustapha Ben Jaâfar est le parti surtout de Tunis, sa banlieue et les grandes villes telles que Bizerte, Nabeul, Sousse et Sfax, sa présence est très timide pour ne pas dire quasi-inexistante dans le reste du territoire. Son électorat est caractérisé, a priori, par un bon niveau d’instruction et des catégories socioprofessionnelles élevées (cadres, fonctions libérales, hauts fonctionnaires, etc.). Son manque de présence à l’intérieur du pays et l’image d’élitisme qui lui colle désormais à la peau risquent à terme d’handicaper ses perspectives d’évolution et d’ancrage dans la population.
Le choix d’Ettakatol de participer au pouvoir plutôt que de s’opposer est très stratégique : Mustapha Ben Jaâfar a rappelé en effet lors de sa conférence du 1er novembre que l’heure était au dépassement des divergences, l’intérêt suprême de l’Etat impose des ententes entre les différentes sensibilités pour donner l’assise la plus large possible à la future Constitution et pour faire face aux défis de la relance économique et de la reconstruction politique. Il a rappelé, avec insistance, que son parti «ne vendrait pas son âme». Et il a également rajouté : «Notre présence dans le gouvernement nous donnera la possibilité d’initier le changement et de contrôler les pratiques de quelques partis». En clair, l’idée est qu’il vaut mieux être dans le gouvernement que dans l’opposition pour ne pas laisser le champ libre aux conservateurs.
Ettakatol en composant avec le Cpr et Ennahdha joue aussi sa survie politique. Dans l’opposition, le risque de sa marginalisation est réel. D’autant plus qu’il n’est pas suffisamment populaire, à peine 20 sièges sur 217 (seulement 248.686 voix sur 4.053.100 voix). Il se retrouve donc dans une position inconfortable entre la majorité écrasante d’Ennahdha et le Cpr dont la base, comme on l’a vu, est beaucoup plus populaire. Cette stratégie de rapprochement soulève d’ailleurs des protestations chez ses électeurs, mais aussi à l’intérieur même du parti. Le risque que le parti se transvide est sérieux !
Et maintenant…
Si le mouvement Ennahdha semblait se stabiliser, comme je l’ai montré plus haut, aux alentours de 30%, le Cpr paraît se tracer devant lui une véritable autoroute dans le paysage politique tunisien, au détriment de très nombreux partis : la première grande victime de cet élan victorieux du Cpr, outre les petits partis, il convient de mettre en exergue singulièrement le parti de Néjib Chebbi, le Parti démocratique progressiste (Pdp). La débandade du 23 octobre de ce parti semble se transformer en une véritable déroute. Autant dire que l’épée de Damoclès est au-dessus du Pdp. En effet, ce parti n’a su séduire qu’à peine un plus de 7% malgré une campagne électorale à l’américaine, caractérisée par des moyens financiers exceptionnels. Il est le grand perdant de ce suffrage historique(5).
Pire encore, vu l’urgence de la situation et le désastre social et même économique, le refus de son leader de composer avec la coalition républicaine d’aujourd’hui pour l’intérêt suprême de la nation, et, prendre ainsi sa responsabilité politique et historique est difficile ; le Pdp a fait le choix de tourner le dos au peuple alors même que son leader avait accepté, paradoxalement, d’intégrer, après le 14 Janvier, le gouvernement Mohamed Ghannouchi et de composer avec les anciens du Rcd (ancien parti au pouvoir dissous), voire même avec des personnalités impliquées dans des crimes et aujourd’hui derrière les verrous. Une telle orientation sonne-t-elle le glas du Pdp ?
Par ailleurs, si la «haine» de l’ancien régime a pu unir des sensibilités idéologiques différentes, telles qu’Ennahdha, le Cpr et Ettakatol, dans un cadre républicain commun ; la profonde injustice dont les leaders de ces partis étaient victimes n’a fait que les souder davantage. Le charisme exceptionnel de Mustapha Ben Jaâfar et son sens du consensus feront que sa place, à titre personnel, sera préservée. En revanche, pour son parti, la réalité électorale est beaucoup plus rude.
Dans le prolongement de cette analyse des alliances futures, une question centrale subsiste : Quelle(s) influence(s) le régime constitutionnel futur exercera-t-il sur la nature et les orientations des alliances potentielles ?
Dans un régime présidentiel, en théorie, le nombre des partis est sans importance, puisque l’exécutif ne procède pas du législatif avec lequel il doit de toute manière établir un modus vivendi au jour le jour et, pour ainsi dire, sujet par sujet.
Il en va autrement dans le cas d’un régime parlementaire, où la composition de l’assemblée, elle-même déterminée par le nombre des partis et les systèmes d’alliance qui s’établissent entre eux, détermine la nature et la durée des gouvernements, c’est le cas de notre Assemblée nationale constituante. En clair, le gouvernement est à la merci des renversements d’alliance, que les surenchères perpétuelles des partis rendent probables. L’instabilité politique constitue donc la conséquence ordinaire d’un tel système. D’où l’importance du mode de scrutin.
* Professeur de sciences économiques et sociales.
Notes
5- Pour approfondir ce point, je renvoie le lecteur à mon article dans ‘‘La Presse’’ du 1 novembre 2001, disponible sur le site du journal sous le nom : ‘‘Décryptage du nouveau paysage politique après les élections du 23 octobre’’.