Fathi B’Chir* écrit – Une première petite phrase en décembre et des nominations en janvier, le chef du gouvernement a le mérite de ne pas avoir tardé à préciser sa vision de la démocratie.
Il n’est rien de plus précieux que d’être face à des jeux clairs, des enjeux visibles pour le citoyen.
Ces jeux, désormais plus clairs, offrent l’occasion d’un triple rappel à l’ordre sérieux et grave de la part d’un citoyen soucieux de défendre un métier, le sien mais en faisant la part des choses. A chacun ses responsabilités.
D’abord, un rappel à l’ordre au Premier ministre et à sa mouvance et, même, plus loin, à ceux qui lui servent de caution, à la tête de l’Etat et de l’Assemblée constituante. Ni les uns, ni les autres n’ont directement contribué à la révolution dans le pays, même si nul ne songerait à nier leur combat passé qui ne leur confère a priori aucun certificat de «bonne conduite démocratique». Car, avoir reçu des coups de matraque de la police de Ben Ali ne suffit pas à acquérir la qualité de démocrate. Ce sont les actes actuellement appliqués qui permettront d’en juger.
Ce gouvernement jouit d’une légitimité électorale pour un mandat limité pour l’essentiel à la rédaction d’une Constitution et non pour imprimer au pays des modifications durables, ni dans ses orientations politiques, ni sociétales, économiques, diplomatiques, sociales ou culturelles. Face aux urgences, il se doit cependant de gouverner mais avec intelligence sagesse et il est légitime qu’il cherche à influer sur les tendances de l’opinion et à «bien vendre» son message.
Les médias sont l’instrument privilégié de la démocratie, un relais utile. Le pouvoir doit s’en rapprocher pour mieux faire valoir ses points de vue, ses arguments sachant que la presse est, par nature, un corps rebelle, car porteur de la sensibilité du citoyen dans sa bonne comme dans sa mauvaise humeur engendrée par la gestion d’une vie quotidienne souvent difficile et parfois dérouté par une relative opacité et des manipulations auxquelles se prête parfois aussi la presse. Cette mauvaise humeur est accentuée par les profondes frustrations laissées par l’exercice passé de la politique. De très «mauvaises habitudes» subsistent et il faudra sans doute du temps pour déshabituer le pays ; gouvernants, journalistes et citoyens.
L’erreur courante est souvent de qualifier les médias de quatrième pouvoir. Les médias sont plutôt un anti ou un contre-pouvoir permanent. La fonction du journaliste n’est jamais d’applaudir mais d’être constamment réservé, circonspect au risque d’apparaître hostile au gouvernant en charge. Son métier est de préférer l’observation de l’envers du décor que de la face offerte aux yeux ébahis des laudateurs professionnels ou abusés. Cette fonction est éminemment démocratique, car sans presse critique, il n’y a pas de démocratie.
Que peut et doit faire le gouvernement ? Travailler avec la presse : parvenir à la convaincre, c’est être sûr de convaincre le citoyen, le votant aux prochaines élections, à moins que l’intention soit de déposséder celui-ci, encore une fois, de son droit de choisir librement ses dirigeants.
Travailler avec les médias, c’est faciliter la compréhension non pas entre les gouvernants et les journalistes, mais à travers ces derniers, entre lui et le citoyen.
Dialogue mais non asservissement par divers biais comme par la désignation de vassaux zélés et redevables de leurs postes et de leurs privilèges. Un responsable de rédaction nommé par décret régalien devrait, par principe et pour l’honneur, refuser ce poste sauf à s’exclure lui-même de la profession. Car son capital de confiance et de crédibilité a d’avance fondu.
La contrainte est dans le dialogue et le refus de toute ambigüité, en y ajoutant le respect. Les journalistes doivent respecter l’Etat (pas forcément le gouvernement), ne pas se prêter au jeu des rumeurs et de l’information non contrôlée, non crédible.
Le deuxième rappel à l’ordre doit viser les journalistes. Ils ne sont pas, comme le stipulent toutes les chartes de la profession, des ‘zorros’, des redresseurs de torts. Ils doivent s’interdire les jugements péremptoires, de se croire en droit de juger sans preuve. Ils s’interdiront tout militantisme partisan même si, en leur conscience, en tant que citoyens, leurs choix sont faits. Il est clairement dit (Charte de Munich) : «La mission d’information comporte nécessairement des limites que les journalistes eux-mêmes s’imposent spontanément.»
Informer n’est pour le journaliste ni un privilège ni un luxe. C’est un devoir sacré : «Le droit à l’information, à la libre expression et à la critique est une des libertés fondamentales de tout être humain. De ce droit du public de connaître les faits et les opinions procède l’ensemble des devoirs et des droits des journalistes ». Il doit porter à la connaissance du public tous les faits dont il a connaissance et qui influent sur l’avis du citoyen et guider ses choix démocratiques.
Pour atteindre ce but, il «veille à rendre perceptible pour le public la distinction entre l’information proprement dite – soit l’énoncé des faits – et les appréciations relevant du commentaire ou de la critique».
Il serait bon aussi de rappeler que le journaliste a le devoir de «respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître» des options des gouvernants, de «ne pas user de méthodes déloyales pour obtenir des informations, des photographies et des documents», de «s’obliger à respecter la vie privée des personnes», de «rectifier toute information publiée qui se révèle inexacte». Et, enfin, «les journalistes revendiquent le libre accès à toutes les sources d’information et le droit d’enquêter librement sur tous les faits qui conditionnent la vie publique».
La Charte énonce aussi que «tout journaliste digne de ce nom se fait un devoir d’observer» les règles morales – la déontologie – de son métier et il «n’accepte, en matière d’honneur professionnel, que la juridiction de ses pairs, à l’exclusion de toute ingérence gouvernementale ou autre».
Il serait sans doute utile dans le contexte actuel d’inviter tous à relire ces textes et à cesser de se référer au passé récent pour simplement se prévaloir du contraire. L’opposé de la dictature ne doit pas forcément être l’anarchie, le laisser-aller, le dérapage permanent. Il faut revenir sans tarder aux règles de base du métier sans perdre son temps à régler des comptes, à demander justice pour une faute, celle de tout un peuple qui dans sa majorité s’était soumis comme il pourrait de nouveau se soumettre pour être, comme convenu, avec celui «qui est debout».
La profession doit mieux se structurer, mettre fin aux jeux des personnes, unifier ses rangs et ses représentations, contrer les manipulations, et rappeler chacun à ses devoirs, lesquels «ne peuvent être effectivement respectés dans l’exercice de la profession de journaliste que si les conditions concrètes de l’indépendance et de la dignité professionnelle sont réalisées».
Le troisième et dernier rappel à l’ordre – le plus significatif – est à adresser au citoyen. Il ne peut revendiquer la démocratie et cautionner (par son achat d’un journal ou sa fréquentation d’une émission ou un site) une «presse poubelle» qui se vautre dans le scandale et diffuse les rumeurs, caresse les bas sentiments. Il ne peut exiger une presse de qualité et se contenter d’informations non vérifiées non recoupées (médias ou Facebook). Le principal argument des tenants de la presse dite «populaire» (un détournement de sens pernicieux) est que «les lecteurs en demandent».
Le citoyen peut paraître démuni face à de telles exigences qui supposent parfois un niveau intellectuel même légèrement élevé : savoir au minimum lire, comprendre l’arabe littéraire (parfois ampoulé) que s’obstinent à utiliser nos radios et télévisions sans compter le recours aux réseaux sociaux qui marginalise une large frange de la population.
Là est le rôle de la presse : expliquer, avec pédagogie, son propre rôle, clarifier les jeux et les enjeux des décisions de ceux qui sont – ne sont que provisoirement – aux commandes du pays. La relation avec la presse est d’abord et avant tout un thermomètre que les citoyens, désireux de bâtir une démocratie responsable, devront garder à l’œil de façon vigilante.