Dr Lilia Bouguira écrit – Quand les ministres et hommes politiques feront-ils la courbette aux blessés de la révolution, ces héros encore sans emblème ?


Ce matin, il a été encore fait d’espoir à bon marché.

Je suis allée rencontrer un de nos blessés sur un lit d’hôpital de la capitale. La chambre est spacieuse qu’il partage avec sept autres malades de ce service d’orthopédie de renommée réputé pour ses compétences mais aussi pour son surpeuplement.

Moslem se dresse comme un lion en cage sur son lit. Je lui trouve un port de roi dans ce corps diminué par des mains criminelles encore en liberté et si seulement elles étaient au moins inquiétées !

Une accolade puis un «viens dans mes bras mon géant» me scotche définitivement à ses côtés. Il piaille comme un môme heureux, m’adopte, demande des nouvelles de Zak et s’il pouvait nous être de quelconque aide lui l’estropié ou presque alors que nous les potes se souciant très peu de donner au-delà de notre confort journalier. Une faculté de don de soi au-delà de tout enseignement, la générosité stoïque à l’état brut sans feinte ni fard.

Je trouve à son chevet un autre gringalet sur son fauteuil roulant, il avait perdu l’usage de ses jambes à cause d’une balle crapuleuse visée en plein dans son dos.

Moslem me raconte presque en souriant sa tragédie.

C’était la nuit où ils avaient tenu la garde de leur quartier à Ouerdanine. Ils attendaient les militaires pour l’arrestation de Kaïs Ben Ali. Une rafale traitre les prend de cours tue plusieurs et le laisse pour mort sur la chaussée.

Commence alors sa descente en enfer sans compter la douleur qui tenaille, les kilos d’antidouleurs impuissants et qui ne font rien mais surtout cet état amoindri d’homme affaibli par la maladie, les escarres, le manque de tout jusqu’à cette lame de rasoir qu’on aimerait enfoncer pour ne plus revenir.

Ses copains sont morts sur place alors que lui est revenu et lui est condamné à vivre avec une jambe déchiquetée par cette balle à fragmentation multiple qui a bouffé les muscles de son membre, mais surtout à porter lourd ce sentiment affreux de culpabilité d’avoir été épargné comme s’il les avait trompés alors que tous montaient la garde de la même façon.

Une cascade d’hospitalisation à des endroits différents sans tarifer le manque de chance, les rudoiements sur un gamin seul non épaulé dans des procédures administratives léprosées par la manie, le vice et les défectuosités. Une grève de la faim chez Nawaat lui a coûté en endurance en cette fin d’été en chalumeau mais l’a complètement rapproché d’autres blessés venus comme lui marquer leur indignation et leur colère devant ce gouvernement ingrat et sourd.

Le gouvernement de Caïd Essebsi a daigné après de pénibles attentes et une grève de la faim lui ordonnancer ainsi qu’aux autres blessés de la révolution une prime de trois mille dinars comme première tranche que les soins à domicile, les pansements, les médicaments, les transports pour l’hosto ont vite bouffé.

Aujourd’hui, tout cela est derrière lui, son membre lui fait toujours mal et défaut mais ma présence, celle d’une poignée rachète indéfiniment à ce bled pourri dont nous mourrons tous.

Mohamed est sur sa chaise, joue avec timidement, puis je l’entends me souffler : «Moi aussi je suis un blessé de Ras Jebel». Je saisis son reproche, sa quête d’attention et de faveurs. Je cours le serrer dans mes bras.

Je saisis aussi que sa maman lui manque terriblement. Il s’oublie, me parle de son copain qui souffre terriblement et qui n’a pas de matelas anti-escarre jusqu’à ce jour et que certains ont promis mais ont failli.

Il me parle d’Imen Ben Ghozzi, de ses services et de son cœur d’or.

Il me parle de Ramzi et de beaucoup d’autres mais que j’arrive à peine à compter sur nos dix millions de Tunisiens qui se sont régalés de leurs blessures, ont festoyé et sont arrivés sur le trône grâce à leur sacrifice.

Ô combien traître et ingrat es-tu l’homme aux mille visages ! Combien sans cœur sommes-nous lorsque nous les laissons livrés à leur destin qu’ils ont arrêté pour bien nous servir !

Ils se tapent grave, moi encore plus, de vos discours à la con et de vos prêches à deux sous.

Une jambe qui manque, un bras fantôme sur une griffe cubitale, un estropié sur un syndrome de la queue de cheval  définitif ramollissant sans merci. Un bilan lourd mais surtout alourdi par notre lâcheté, nos yeux bridés, nos cœurs gelés et surtout ces commentaires à deux balles au bas des pages qui crie à l’ignorance et au sans cœur de notre peuple visiblement gravement entamé et que je me dois de secouer !

Je continuerai à gratter jusqu’à faire tomber tous les masques, toutes les peaux mortes, les faux jetons, les beaux paroliers et surtout vous voir venir en masse rendre hommage à mes gosses à commencer par nos ministres et hommes politiques qui se doivent la courbette à nos héros encore sans emblème.

Mais tiens, par quel ministre commencer ?