Ezzeddine Ben Hamida* écrit – Une lettre ouverte au ministre de l’Education nationale pour le sensibiliser à la nécessité d’enseigner la sociologie aux élèves du Secondaire.


Monsieur le Ministre,

Devant la montée outrancière, exorbitante et abusive des dérives de certains groupes extrémistes et fanatiques à l’égard du sacro-saint, à savoir nos universités et lycées dont les valeurs sont absolues et, par conséquent, sont dignes d’un respect sans faille, il convient de se poser ces questions fondamentales :

1/ Comment faire pour lutter contre ses dérives d’une frange minime aux idées nauséabondes ?

2/ Comment lutter contre l’intégrisme et le fondamentalisme ?

3/ Comment préserver les acquis des femmes ?

4/ Comment doter le pays d’une jeunesse rationnelle, curieuse et tolérante ?

Monsieur le Ministre, l’enseignement de la sociologie, parmi d’autres matières, dès le Secondaire pourrait représenter un véritable et incontestable rempart contre le fondamentalisme et l’intégrisme. En effet, l’enseignement de la sociologie dès le Secondaire pourrait aider nos jeunes à mieux appréhender les mutations socioculturelles et plus largement socioéconomiques et politiques dans notre pays.

Avant de rentrer dans le vif du sujet, il convient de rappeler que notre société est en pleine mutation. Les transformations économiques – le développement outrancier du secteur touristique qui a, comme corollaire, une déculturation réelle –, urbanistiques, culturelles – singulièrement la question de l’émancipation de la femme dont on ne peut que se féliciter – et politiques – plus récemment la question désormais fondamentale de la dignité – se sont traduites par un véritable changement social et démocratique comme en témoignent les élections du 23 octobre.

L’idée sous-jacente serait donc celle de la rationalisation de la pensée de nos jeunes (élèves) citoyens. L’enseignement de la Sociologie aurait pour objectif central d’ouvrir la culture des lycéens sur un ordre de réalités et de réflexions que leurs études antérieures (histoire-géographie, éducation islamique et civique, etc.) ne leur ont permis d’aborder que de façon sommaire. Il viserait donc à les mettre en mesure de mieux comprendre la société dans laquelle ils vivent pour mieux appréhender les évolutions d’ordre sociétal plutôt que de s’enfermer dans des raisonnements archaïques dont la grille d’analyse n’est plus adaptée à notre époque.

Monsieur le Ministre, la sociologie, à l’image des autres sciences sociales, s’est constituée à partir du refus d’expliquer les phénomènes sociaux à l’aide d’une cause extérieure à la société. Alors que la biologie ou la psychologie rendent parfois compte du social par des phénomènes génétiques ou psychiques, la sociologie se singularise par sa volonté d’expliquer le social par le social, la recherche de l’objectivité et l’utilisation du principe de causalité.

En clair, la sociologie a pour ambition de rendre visibles et compréhensibles des phénomènes sociaux qui ne sont pas immédiatement apparents. Les sociologues contemporains ont ainsi montré que la réussite scolaire dépendait du milieu social des élèves alors que tout le monde était, auparavant, persuadé qu’elle dépendait uniquement – et simplement – de leur mérite individuel. En réalité, les deux coexistent.

Le mariage, autre thème qui pourrait être enseigné à nos élèves pour leur montrer que le «maktoub» est fortement dicté par des considérations d’ordre sociologique, qui sont au moins au nombre de trois :

- la première est simplement probabiliste : le choix d’un semblable provient du fait que les individus sont placés dans des contextes (école, usine, quartier, etc.) où la probabilité est forte de rencontrer quelqu’un dont l’identité sociale est voisine de la sienne ;

- une deuxième ligne d’interprétation psychoculturelle : la similitude des goûts, des habitudes, qui sont d’ailleurs nourries et conditionnées par des éducations voisines ;

- la troisième ligne est économique : l’homogamie sociale serait le résultat d’une stratégie rationnelle des acteurs cherchant, par le biais du mariage, à conserver ou augmenter leurs capitaux matériels.

On pourrait également envisager l’analyse du processus de «moyennisation» de la société tunisienne depuis l’indépendance et s’interroger sur les dangers qui pèsent aujourd’hui sur ce processus.

Autre thème crucial auquel il faut sensibiliser nos citoyens, dès leur jeune âge, à savoir l’analyse des inégalités entre homme et femme. L’exemple des inégalités des salaires à compétence égale illustre, hélas, la subjectivité de certaines explications qui ne sont que le produit d’une culture dominante pleine de présupposés et de préjugés.

Ou encore, on peut s’interroger légitimement sur le rôle de notre école républicaine et gratuite dans la mobilité sociale (ascension et descension sociale par rapport à la position des parents). Autrement dit, la réussite sociale en Tunisie est-elle déterminée par l’origine sociale ? Une telle interrogation permettra à nos jeunes de s’interroger réellement sur leurs conditions pour mieux préserver leurs chances de réussite en mettant de leurs côtés tous les atouts nécessaires à leur succès plutôt que de sombrer dans le fatalisme et le désespoir.

Beaucoup d’autres thèmes (histoire du syndicalisme tunisien et des différents mouvements sociaux, la montée des inégalités en Tunisie inter et intra catégories socioprofessionnelles, etc.) pourraient être ainsi suggérés à nos jeunes élèves.

L’enseignement de la sociologie, enrichi sur certains thèmes par des analyses économiques, va permettre aux élèves d’acquérir des connaissances de base qui sont souvent en rupture avec leurs connaissances spontanées (culture familiale). Ils apprendront les méthodes des enquêtes, la recherche des informations et la construction des données.

En clair, l’étude de l’environnement socioéconomique et sociopolitique doit aboutir à l’acquisition de savoirs structurants et de savoir-faire qui sont les conditions sine qua none pour comprendre d’une manière rationnelle la société dans laquelle ils vivent. Ainsi, on arrivera sans doute à mettre en déroute, sagement, le fanatisme, l’intégrisme et l’intolérance.

D’ailleurs, l’enseignement de la sociologie ne fera que renforcer leur foi. Une foi qui deviendra rationnelle et par conséquent inébranlable.

Veuillez agréer, monsieur le Ministre, mes salutations les plus distinguées.

* Professeur de sciences économiques et sociales.