Ezzeddine Ben Hamida * écrit – Selon «le principe de subsidiarité» des pouvoirs, ce qui est national revient à l’Etat, ce qui est régional à la région et ce qui est communal à la commune.
La Tunisie, sous la présidence de Bourguiba ou la triste parenthèse du déchu, est un exemple type de système politique et administratif centralisé. Le Gouverneur – représentant de l’Etat dans les gouvernorats –, qui est censé tempérer cette centralisation et concentration, servant de courroie de transmission entre l’échelon local et le pouvoir central n’est qu’un haut fonctionnaire aux ordres directs de son supérieur hiérarchique, à savoir le ministre de l’Intérieur. Ses prérogatives sont non seulement extrêmement limitées mais surtout sans cesse contrôlées et vérifiées. Autant dire, il s’agit d’un poste honorifique vide de toute substance de pouvoir et d’initiative. Encore faut-il que les personnes nommées dans ces postes soient toutes qualifiées pour mener à bien les tâches qui incombent à une telle charge d’Etat !
Le national, le régional et le municipal
Si la déconcentration s’analyse comme étant le transfert de certaines attributions administratives du pouvoir central au plan local, au bénéfice d’un agent de l’Etat, la décentralisation s’analyse comme étant la délégation de certaines attributions administratives du pouvoir central au plan local, au bénéfice d’agents élus par les citoyens.
C’est pourquoi la décentralisation est souvent considérée comme une forme active de la démocratie locale, à titre d’exemple en Tunisie : les élus municipaux, qui sont un peu plus de 3.400 élus pour 264 municipalités, par leur proximité quotidienne avec leurs électeurs sont censés représenter – s’ils étaient élus dans des conditions démocratiques – cette forme active de la démocratie locale.
Pour affermir cette forme de démocratie et renforcer ainsi les liens des citoyens, donc des administrés, avec leurs administrations, particulièrement pendant cette période d’euphorie de la révolution et d’effervescence populaire qui représente une extraordinaire opportunité politique, il conviendrait de développer davantage la décentralisation de certaines attributions et la déconcentration de certaines prérogatives pour limiter un peu l’omnipotence de Tunis. Pour paraphraser le titre de l’ouvrage de Jean-François Gravier, une véritable plaidoirie pour la décentralisation : ‘‘Paris et le Désert français’’, je dirai ‘‘Tunis et le Désert tunisien’’.
La création des entités régionales permet non seulement de lutter contre les dysfonctionnements bureaucratiques et la lourdeur administrative mais surtout elle permet le développement des complémentarités et l’émergence des synergies inter et intra-région.
Ainsi, la régionalisation permet une meilleure efficacité (efficience) des différentes institutions et organisations publiques dans l’exercice de leur fonction (leur pouvoir), ce que les spécialistes appellent «le principe de subsidiarité»: ce qui est national à l’Etat, ce qui régional à la région, ce qui est communal à la commune, en l’occurrence à la municipalité.
Sans rentrer dans les aspects techniques et juridiques – il faudra une loi organique pour en définir les contours et au minimum 5 ans d’étude et de préparation – de la décentralisation et de la déconcentration, qui sont extrêmement complexes, quelques illustrations s’imposent pour aider le lecteur à mieux appréhender les difficultés des différents niveaux d’exercice du pouvoir dans un cadre décentralisé:
On peut imaginer en Tunisie la création d’un pouvoir régional qui serait entre le pouvoir central d’Etat et le pouvoir local municipal. Ce pouvoir serait doté d’une autonomie dans certains nombres de domaines (transport, santé, urbanisation, structures des établissements scolaires, etc.) grâce à un transfert des compétences du pouvoir central à ce nouveau pouvoir. En clair, l’Etat se déchargerait, se désengagerait, de certains domaines au profit des régions, nouvellement créées, tout en allouant les enveloppes budgétaires nécessaires pour le bon fonctionnement des institutions.
Il faudra donc la refonte totale du système fiscal tunisien ainsi que la création d’une caisse de compensation pour assurer l’égalité entre toutes les régions. Nous verrons plus loin les dangers qui pourraient peser, particulièrement la corruption, voire même parfois sur l’unité du pays:
Exemple de décentralisation dans l’emploi:
Pouvoir de l’Etat:
- schéma national de la formation professionnelle;
- schéma national de la formation du supérieur;
- accompagner les mutations économique;
- création des emplois dans la fonction publique d’Etat.
Pouvoir de la région:
- création des activités par le soutien à la création et à l’implantation d’entreprises et au développement des PME (infrastructure d’accueil, garanties bancaires, exportation, innovation…);
- favoriser l’insertion professionnelle des personnes privées d’emploi;
- accompagner les mutations économiques en développant des formations qui soient en adéquation avec les besoins du tissu économique de la région;
- soutenir les secteurs les plus stratégiques de l’économie.
Pouvoir des municipalités:
- création des emplois d’utilité sociale : sport, insertion, développement du territoire.
Exemple de décentralisation dans la santé :
Pouvoir de l’Etat:
- schéma national d’organisation sanitaire;
- système de la sécurité sociale;
- contrôle et surveillance des établissements de santé;
- gestion et rémunération des médecins.
Pouvoir de la région:
- programme régional de santé publique;
- participation aux financements d’équipement sanitaire;
- formation des auxiliaires de la santé;
- gestion et rémunération des infermières.
Pouvoir des municipalités:
- création des établissements sociaux ou médico-sociaux;
- contrôle de l’hygiène et de la santé;
- gestion et rémunération du personnel non médical.
Exemple de décentralisation dans l’enseignement:
Pouvoir de l’Etat:
- définition de la politique éducative et du contenu des programmes;
- construction et fonctionnement des établissements d’enseignement supérieur;
- gestion et rémunération du personnel d’enseignement.
Pouvoir de la région:
- construction et fonctionnement des lycées et collèges (transfert du patrimoine);
- gestion et rémunération du personnel non enseignant.
Pouvoir des municipalités:
- construction et fonctionnement des écoles;
- gestion et rémunération du personnel non enseignant.
Ces exemples sont conçus, en partie, sur le modèle de la décentralisation française; à nous Tunisiens de savoir nous en inspirer pour créer notre propre modèle qui réponde – qui soit en adéquation – à nos critères socioculturels, socioéconomiques et sociopolitiques et à nos caractéristiques géographiques.
Multiplier les niveaux de pouvoir
On peut imaginer de nombreux regroupements possibles de gouvernorats autour de grandes régions. A titre d’exemples: Grand Tunis regroupant: Ariana, Ben Arous, La Manouba et Tunis (2.314.400 habitants), Médenine et Tatouine (1/3 de la superficie de la Tunisie avec 584.200 habitants), ou encore Kasserine, Le Kef et Siliana (910.800 habitants, une très belle région particulièrement connue par la fertilité de ses terres et ses productions agricoles), Kairouan, Sidi Bouzid et Sfax (1.832.200 habitants), Mahdia, Monastir, Nabeul, Sousse et Zaghouan (2.307.400 habitants) ainsi que Béja, Bizerte et Jendouba (1.255.600 habitants) et pour finir Gabes, Gafsa, Kébili et Tozeur (921.500 habitants).
L’essentiel est que la constitution des ces régions doit prendre en compte certains paramètres: continuité territoriale, accès, dans la mesure du possible, de toutes les régions à la mer (il s’agit d’une symbolique géopolitique impliquant une cohésion territoriale et socioéconomique), complémentarités en termes de dotations factorielles et donc de spécialisations pour mieux faciliter la mobilité des facteurs de production, etc.
Avant de finir cette esquisse de réflexion, pour la rigueur de l’analyse et sans pour autant prétendre à l’exhaustivité, il convient de souligner, tout de même, les dangers qui pèsent sur une décentralisation poussée. Ces dangers peuvent être de deux natures:
1/ La décentralisation peut aboutir au fédéralisme, c’est-à-dire à un certain morcellement juridique et politique. Ce risque est réel pour les très grands pays (Etats-Unis, la Russie ou encore la Chine et l’Inde, par exemples) avec des régions ou des Etats fédérés très autonomes, dotés d’une géographie très étendue (vaste) et d’importantes différences ethnoculturelles. Pour aller vite, la Tunisie ne court absolument pas le risque de se désagréger – pour nos amis algériens et marocains, la situation et plus problématique –.
2/ Multiplier les niveaux de pouvoir, c’est prendre le risque de la corruption des élus locaux. L’exemple de la France en la matière ne fait pas d’envieux. Les magistrats français savent que les dérives sont plus souvent locales que nationales.
Les études en France sur cet épineux sujet ont montré que les exécutifs régionaux et locaux sont beaucoup moins changeants que ceux de l’Etat et par conséquent, l’alternance y est beaucoup moins fréquente. Dès lors, on peut se demander si la décentralisation pourrait se traduire dans notre pays par des dérives que nous avons, hélas, déjà connues très récemment?
* Docteur et Professeur de sciences économiques et sociales, Grenoble, France.