Jusqu’à quand le contribuable tunisien devrait-il supporter l’Apc, cette pratique pernicieuse qui a précipité la faillite des établissements hospitaliers publics, jadis fierté de la Tunisie.
Par Moez Ben Khemiss
L’Apc, ou activité privée complémentaire, a connu ces cinq dernières années un essor considérable au sein des établissements publics de santé en Tunisie. Il s’agit d’une activité privée exercée par les professeurs et autres professeurs agrégés hospitalo-universitaires. Récemment, les médecins spécialistes fraichement recrutés dans les zones intérieures du pays ont reçu le droit et le privilège de pratiquer cette Apc.
Je me permets un petit rappel: l’Apc a vu le jour il y a quelques années - et plus précisément en 1995 par le décret 95-1634 du 4 septembre 1995, pour faire face aux demandes incessantes des médecins, ayant choisi de faire une carrière hospitalo-universitaire, d’une revalorisation salariale.
Une solution miracle…
En effet, inventée dans ce but, l’Apc autorise les professeurs à pratiquer des consultations privées au sein de l’hôpital deux après-midi par semaine; et ceci, bien entendu, en abdiquant une somme forfaitaire de leur salaire mais surtout en s’engageant en contrepartie à accomplir leur devoir en entier envers la fonction publique.
Cette formule a eu du succès, aussi bien pour l’Etat de l’ex-président Ben Ali que pour les médecins eux-mêmes, puisque le problème d’augmentation de salaire a ainsi été balayé d’un revers de main.
Chefs de services, professeurs, professeurs agrégés et autres spécialistes s’en donnent à cœur joie. Et voilà que partout, dans les différents services hospitalo-universitaires tunisiens, le nombre de médecins ayant droit à l’Apc ne cesse de se multiplier.
Chu Sahloul de Sousse. Ph. Rached Msaddek.
Vue de l’extérieur, cette Apc est perçue comme une solution miracle à tous les déboires des médecins fonctionnaires de l’Etat qui s’estiment mal rémunérés. Ne voilà-t-il pas que tout le monde y trouve son compte: médecins, professeurs et autres, voient leur rétribution à la hausse ; les étudiants, les internes et les résidents peuvent toujours profiter du savoir-faire de leurs maîtres incontestés et les patients peuvent se faire soigner en privé par des professeurs de renommée sans être obligés de passer par les interminables procédures administratives de l’hôpital public.
Cependant, derrière cette façade soigneusement décorée de l’Apc se cachent bien des pratiques insalubres et indignes de la médecine et du serment d’Hippocrate prononcé en public lors de l’obtention du diplôme de docteur en médecine.
En effet, petit-à-petit l’Apc est devenue une obsession pour les médecins qui y ont pris part. Une obsession maligne: de l’argent et toujours plus d’argent!
Qui devient une catastrophe nationale
Ainsi, les services universitaires se transforment en cliniques géantes. Voilà aussi qu’au lieu des deux après-midi autorisées par la loi, les médecins se permettent une Apc sept jours sur sept. Comble du malheur: une concurrence malsaine et des pratiques turpides viennent s’ancrer dans les différents services hospitaliers publics. Détournement de patient ; extorsion d’argent ; mensonge incessant (tel que passer par l’Apc pour se faire opérer par le professeur et non par un résident en cours de formation ; passer par l’Apc et se faire opérer immédiatement en clinique privée et éviter toutes les heures d’attente interminables et les rendez-vous lointains) deviennent monnaie courante au sein de ces prestigieux établissements.
Hôpital polytraumatisme et grandes brûlures de Tunis.
Pire encore, certains chefs de services, sans citer de noms, se font un malin plaisir à voir leur service se désintégrer. Sans matériel et sans conditions optimales pour les patients les affaires de l’Apc iront certes mieux. C’est alors qu’ils font exprès de spolier les ressources humaines et matérielles de leurs différents services: pas de recrutement de personnel qualifié et en nombre suffisant, pas de demande d’équipement conforme aux nouvelles recommandations et pas de réparation de l’ancien endommagé par des années d’usage intensif ; et utilisation illégale du matériel de hôpital dans les cliniques privées telle que les boites chirurgicales. Résultat: des services bondés de patients entassés dans des chambres lugubres; des rendez-vous d’hospitalisation ou opératoires suffisamment éloignés pour décourager quiconque veut se faire soigner au sein d’un établissement public.
Force est de constater que, pour certains médecins, le devoir envers la fonction publique ne fait plus partie de leur priorité. En effet, ils ne cessent de faillir à leur mission d’encadrement des jeunes médecins, résidents et internes et jeunes assistants. Ces derniers sont souvent abandonnés à eux-mêmes aussi bien pendant les journées que pendant les interminables et épuisantes gardes ou le simple fait de voir un professeur relève du surréel.
C’est alors que se pose la question: jusqu’à quand le contribuable tunisien devrait-il supporter ces pratiques pernicieuses qui ont précipité dans la faillite nos établissements publics, jadis fleuron et fierté de notre Tunisie? Ce peuple qui s’est révolté contre l’oppression et la dictature qui l’ont accablé pendant 23 ans n’est il pas capable de dire «dégage» à cette Apc et de réclamer un système de soin public adéquat et mérité?