La polémiste française s’intéresse beaucoup à notre pays, qui courrait, selon elle, un grand danger, celui de tomber sous la coupe d’un régime islamiste.

Par Hèla Yousfi et Nawel Gafsia


Caroline Fourest qui s’est régulièrement illustrée par sa stigmatisation des musulmans de France et qui écrivait en janvier 2004 : «La Tunisie, avec l’Egypte et la Turquie, seraient des démocraties officielles tenues d’une main de fer par l’armée» (330)1, prétend aujourd’hui expliquer la démocratie aux Tunisiens.

Depuis quelque temps, C. Fourest s’est éprise avec passion du sort des Tunisiens. Elle se sentirait aujourd’hui investie d’une mission de soutien, de tout son corps et de toute son âme auprès des luttes des Tunisiens pour leurs libertés et leurs droits humains, un combat dont elle se désintéressait lorsque Ben Ali bafouait les conventions internationales contre la torture au nom de la lutte contre l’islamisme. Or sa méconnaissance du contexte tunisien (la Tunisie était tenue par un régime policier et non militaire) ne doit pas lui rendre la tâche facile.


Caroline Fourest

La menace du Grand Satan

Ainsi à une semaine des élections de l’Assemblée constituante, mue par un certain maternalisme, C. Fourest tente d’expliquer les enjeux des élections aux Tunisiens, dans un article intitulé ‘‘La Tunisie joue sa liberté’’ paru dans ‘‘Le Monde’’ du 14 octobre 2011. La couleur est annoncée dès le départ : le point de comparaison est la France et l’enjeu des élections tunisiennes serait la capacité de ce pays à épouser la trajectoire linéaire tracée par un hypothétique modèle français. Ainsi, elle déclare : «Pendant que la France vit ses dernières heures de primaires citoyennes, la Tunisie retient son souffle, en vue d’une ‘‘Constituante’’ cruciale pour son avenir. Pour la première fois, des citoyens vont pouvoir choisir, en toute liberté, ceux qui auront les pleins pouvoirs pour redessiner les institutions et rédiger la première constitution de l’après-Ben Ali».

Dans cette quête d’un «idéal» français, les Tunisiens seraient, d’après C. Fourest, bien équipés de plus ou moins de maturité, de plus ou moins d’éducation, de plus ou moins de sécularisation de l’Etat.

L’héritage français illuminerait notre inconscient collectif, guidé de surcroît par de bons pères sur place «les démocrates tunisiens» seuls à même de nous accompagner dans ce processus avant d’atteindre définitivement l’âge adulte. Mais dans «cette démocratie balbutiante», tout est loin d’être gagné ; certes, C. Fourest «aimerait bien y croire» mais elle veut nous prévenir du grand danger qui nous guette dans le cas où nous serions aveugles : Ennahdha, Grand Satan qui armé de son double discours manipule les masses en jouant sur la «sémantique» en vue d’inscrire des formulations «théocrates» dans la Constitution.

Ni Turcs ni Français

Le message de C. Fourest, n’a hélas pas été saisi par les Tunisiens qui ont majoritairement voté pour le mouvement Ennahdha. Las, et in extremis, dans un article du Monde datant du 21 octobre 2011 intitulé ‘‘Les islamistes tunisiens ne sont pas turcs’’, elle tente pour la énième fois de réveiller le peuple tunisien : «Si les islamistes turcs ont un effet démocratisant, bien qu’islamisant, cela tient à deux raisons majeures.

La peur de l’armée et le fait de devoir composer avec une Constitution dont l’article 2 précise que la Turquie est un “Etat laïc”. Mais aussi le fait d’être turcs et non arabes… La Turquie a la mémoire de son puissant Empire ottoman. Il est plus difficile d’y délégitimer la laïcité en l’assimilant à une idée coloniale qu’au Maghreb.»

Cette appréciation expéditive, essentialiste et culturaliste, cache mal une admiration pour la gloire de l’empire ottoman qui protègerait la Turquie ontologiquement laïque, quand l’histoire coloniale fragiliserait l’accès à la laïcité en Tunisie. Les Tunisiens cumuleraient, ainsi selon elle les tares, prisonniers qu’ils seraient de la mémoire du colonialisme : «Les islamistes peuvent jouer du ressentiment envers la France pour rejeter la séparation du politique et du religieux».

L’ultime recours de C. Fourest est alors d’interpeller le président tunisien Moncef Marzouki dans un article publié par le blog ‘‘Le Huffington Post’’, le 23 janvier 2012, pour lui rappeler ses promesses envers les Tunisiens et s’inquiéter de son «pacte» avec les «Islamistes» : «Contrairement à ses promesses, il ne monte pas non plus au créneau pour défendre la liberté d’expression ou les droits des femmes lorsqu’elles sont menacées par les intégristes». Sa principale obsession qui est le diable incarné par Ennahdha l’a poussée à voler au secours des femmes tunisiennes et de s’adresser à Marzouki, comme à l’époque de l’Inquisition où le mauvais croyant était persécuté. Ainsi elle dénonce l’attitude de Moncef Marzouki qui contrairement aux intellectuels laïcs français «prenaient sans réserve le parti du changement contre Ben Ali mais sans naïveté non plus pour l’après, Moncef Marzouki, lui, mettait son énergie à dédiaboliser les islamistes dans les médias français».

La dimension économique à la trappe

Or, ce qui semble échapper à C. Fourest, qui n’est pourtant pas naïve, c’est le caractère révolutionnaire du processus actuel, qui pousse les Tunisiens à refuser toute forme de pouvoir personnel qui prétendrait protéger ou défendre leurs libertés. L’obsession de l’éditorialiste pour la question dite islamiste l’a empêchée d’apercevoir la nature éminemment diverse et riche des combats politiques menés sur le terrain en Tunisie, particulièrement à travers la force du mouvement social depuis 2008. Mais soutenir les «syndicalistes» ou les «laissés pour compte» dans le combat pour une alternative économique n’est pas aussi exaltant que sa croisade contre les islamistes. Occulter les manifestations de révoltes quasi-quotidiennes des Tunisiens depuis le 17 décembre 2010, c’est nier encore une fois la nécessaire prise en main de leur destin, dont elle ne se préoccupait pas en tout état de cause à l’époque où Ben Ali tenait les rênes du pouvoir d’une «main de fer» pour reprendre son expression. Et lorsqu’elle affirme : «La facture sera d’autant plus lourde dans un pays aussi dépendant du tourisme, où l’économie dépend donc de l’image», C. Fourest ne semble pas apercevoir qu’un des enjeux de la révolution est justement de remettre en question ce modèle économique largement défaillant en raison de sa dépendance à l’égard de secteurs économiques fragiles comme le tourisme et le textile qui emploient une main d’œuvre peu qualifiée alors que le chômage touche les plus qualifiés. Quant à l’image de carte postale de la Tunisie docile et douce, largement entretenue en France (reprise et continuée par l’expression de «Révolution de jasmin») et qui nous a durablement confisqué nos libertés et ce pendant plus d’un demi siècle, n’est plus supportable pour bon nombre de Tunisiens.

La réinvention de la démocratie

Aussi, trois précisions s’imposent...

Premièrement, la théorie évolutionniste qui nourrit la pensée de l’éditorialiste est une théorie dont on sait qu’elle est désuète et largement dépassée, même si elle a encore de beaux jours devant elle : contrairement à ses postulats, les sociétés sont faites de continuités, de retours en arrières, de bifurcations et de ruptures, d’imbrications de valeurs et ce n’est donc pas en se contentant de singer le modèle français que la Tunisie sera «protégée» de ce que C. Fourest suppose être un «danger». La Tunisie possède une histoire propre, singulière, idiosyncrasique et les groupes sociaux qui la composent réinventent aujourd’hui, dans l’expérimentation quotidienne, le concept de démocratie tout comme celui de sécularisation, malgré leurs «difficultés» liées au fait, selon elle, que les Tunisiens ne sont ni Turcs ni Français.

Deuxièmement, le peuple tunisien est loin de se réduire à une masse ignorante manipulable. La ligne de fracture ne se situe ni entre démocrates et théocrates ni entre les partisans d’un monde rationaliste et les partisans d’un monde fanatique. Le slogan de la révolution tunisienne est “Le peuple veut la chute du régime”. Ce leitmotiv, relayé un peu partout aujourd’hui, démontre que la ligne de fracture en Tunisie se situe plutôt entre le peuple qui s’est soulevé et les élites économiques, intellectuelles et politiques tunisiennes qui s’accrochent à leurs privilèges soutenus comme toujours par une partie de l’élite française.

Troisièmement, enfin, la Tunisie n’a jamais été laïque, au sens de la loi française de 1905, quoique le concept de laïcité ait été largement dévoyé en France pour justifier des politiques de discriminations et d’exclusion des musulmans et en particulier des femmes (voilées). En effet, l’article 1er de la constitution bourguibienne de 1959 proclame que la Tunisie est une République, sa langue est l’arabe et sa religion est l’islam. Il suffit de lire les discours de Bourguiba à l’occasion de la promulgation du code du statut personnel en 1956 abrogeant la polygamie et la répudiation, et instaurant le divorce judiciaire et la limite de l’âge au mariage, pour constater qu’il n’a pas fondé ses réformes sur une prétendue application du principe de la laïcité mais sur l’islam à travers la notion d’ijtihad (effort de raisonnement) en faisant valoir une dynamique propre de réforme législative dans un contexte religieux et culturel spécifique. Mais cette complexité et cette subtilité ne s’accommodent certes pas de visions binaires caricaturales.

Une «donneuse de leçon»

Enfin, nous sommes des Tunisiens d’ici et de là-bas et nos préoccupations, portent aussi sur la situation politique en France, qui manifestement n’attire pas toutes les attentions, lorsqu’il s’agit de dénoncer une politique de l’immigration de plus en plus xénophobe, où l’objectif principal du ministère de l’Intérieur est de dépasser ses quotas d’expulsions, ce qui a pour conséquence de faire subir des traitements indignes aux immigrés.

Il faut se rappeler l’épisode des Tunisiens arrivés dès le mois de février 2011 de la petite île de Lampedusa qui n’ont reçu qu’un accueil glacial et dont certains parmi eux sont morts dans l’incendie d’un squat à Pantin au mois de septembre 2011.

Il y a également la circulaire du 31 mai 2011, ou circulaire de la honte, posant des obstacles colossaux aux étudiants qui souhaiteraient demeurer en France pour travailler. La liste est encore longue…

C. Fourest a l’indécence de vouloir donner des leçons de démocratie et de respect des libertés au peuple tunisien, alors même qu’en France l’on compte de nombreuses atteintes aux droits fondamentaux sans que cela ne heurte autant sa sensibilité.

* Hèla Yousfi, sociologue, et Nawel Gafsia, avocate.

1- Caroline Fourest et Fiammetta Venner,Tirs corisés, janvier 2004.