Les conservateurs tunisiens, aujourd’hui confrontés à «l’enfer du pouvoir» ne pourraient plus séduire au-delà de leurs propres militants, c’est-à-dire au mieux 30%.

Par Ben Hamida Ezzeddine


Désormais, Ennahdha est un parti politique incontournable dans le paysage politique tunisien ; son évolution dépendra certainement du succès de ses réponses à la détresse économique et sociale de nos concitoyens. Aujourd’hui, il a concentré près de 40% (près de 1,5 millions) des voix en sachant qu’il a bénéficié, en partie, d’un vote de compassion beaucoup plus que d’un vote idéologique.

 


Les salafistes veulent imposer le niqab à l'université

Les Conservateurs ne seront pas majoritaires

Ennahdha représente, en effet, comme on l’a fortement souligné dans de précédents articles, dans l’esprit des Tunisiens, le parti martyr, c’est-à-dire le parti qui a le plus souffert des pratiques de Bourguiba et de Ben Ali. Il  a pu ainsi gagner la sympathie et la générosité de nos compatriotes. Le volume du vote idéologique devrait se fixer aux alentours de 30%. En fait, c’est presque le score des grands partis politiques dans les grandes démocraties occidentales.

Ennahdha, à notre avis, est un parti indispensable dans notre paysage politique. Pourquoi stigmatise-t-on autant l’islam alors que les puissances occidentales disposent toutes des partis politiques qui font référence à leur culture chrétienne ?


Les salafistes maintiennent la pression dans la rue

Le Parti chrétien-démocrate de Christine Boutin en France ou encore le Front national dirigé par Marine Le Pen, national-catholique, ne sont-ils pas des références au christianisme ? Que doit-on dire alors à propos des Allemands : l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne ou encore l’Union chrétienne-sociale en Bavière ? Pourrais-je oublier l’Espagne et l’Italie où parfois la ferveur chrétienne catholique démesurée atteint son paroxysme par l’intolérance et la xénophobie ? Et l’église orthodoxe en Russie n’est-elle pas de plus en plus influente dans la vie politique russe ? Avons-nous oublié la paroisse que George Walker Bush avait ouverte au sein même de la Maison Blanche pour faire l’éducation chrétienne de ses fonctionnaires ? Et les fanatiques sionistes en terre de Palestine, ne sont-il pas des religieux fortement représentés dans leur sphère politique ? Etc.

Pourquoi, alors, autant de crispation, voire de schizophrénie quand on parle de l’islam en politique ? Claude-Levi Strauss (anthropologue et ethnologue français, 1908-2009) n’a-t-il pas expliqué dans son ouvrage fondamentale ‘‘Race et Histoire’’ (1952) que les Occidentaux sont habités par un complexe de supériorité de leur civilisation. Ils croient que leur culture constitue la forme la plus avancée du progrès et que les autres civilisations ne sont que des versions enfants ou adolescentes de la civilisation occidentale.


Le gouvernement ne sait pas comment gérer les agitations sociales

Laisser le jeu démocratique faire son œuvre

Pour rassurer les détracteurs d’Ennahdha, deux principales raisons qui feraient, à mon sens, que les Conservateurs ne seraient pas majoritaires :

1/ La mise en avant des Conservateurs ne fera que dépassionner le débat autour de cette question qui gangrène inutilement notre jeune démocratie et ampute par la même nos projets sociétaux. Nos compatriotes d’Ennahdha seront désormais jugés souverainement par les Tunisiens sur l’efficacité de leurs choix de politique économique : l’emploi pour les jeunes, la réduction des inégalités, l’assurance d’une mobilité sociale, la protection des plus démunis... Bref, pour une fois, ils accèdent démocratiquement et légitimement au pouvoir ; ils vont désormais nous montrer de quoi ils sont capables sur le plan socioéconomique et politique, même s’il s’agit d’un gouvernement pluriel. C’est le débat démocratique qui va donc les rappeler, comme les partis modernistes, à la réalité de la difficulté de gouverner.

Faire des promesses électorales, c’est une chose ; mais gouverner en est une autre : la création des emplois, la contrainte extérieure, la contrainte budgétaire, la gestion du solde de la balance des paiements, la stabilité de la parité monétaire, la maîtrise de l’inflation… Bref, le pilotage de la croissance économique ne s’improvise pas mais il se gère par les compétences et les aptitudes des dirigeants. Les responsables d’Ennahdha et leurs alliés seront très prochainement sanctionnés (positivement ou négativement) par les Tunisiens.


sit-in devant le siège de la Société de phosphate de Gafsa

En clair, c’est le jeu démocratique qui va arbitrer, sanctionner, punir, reconnaître… les partis politiques, en l’occurrence le parti majoritaire, à savoir Ennahdha. Les Tunisiens ne sont pas dupes ; ils se sont mobilisés pour dégager l’ex-président ; ils se mobiliseront pour sanctionner positivement ou négativement le gouvernement. Laissons donc le jeu démocratique faire son œuvre ; en politique la meilleure des œuvres est celle de la démocratie. Si en observe l’occident, nous constaterons qu’il y a toujours eu une alternance du pouvoir. Les électeurs ont souvent sanctionné négativement les partis au pouvoir car «l’enfer» de gouverner est différent de «l’euphorie» des campagnes électorales.

Entre l’enclume du pouvoir et le marteau des militants

2/ Il semblerait qu’au sein même du mouvement, il y ait des dissensions entre la jeune génération des cadres politiques qui n’a pas connu l’exil et les prisons, et les anciens visages emblématiques et historiques qui ont connu, au contraire, l’exil, les prisons, voire même la torture et l’humiliation. Il y a donc les prémisses d’un conflit de génération au sein même de ce parti.

Paradoxalement, les plus intransigeants et les plus conservateurs sont les plus jeunes. Sans doute, le vide d’espace politique démocratique, le manque de projets économiques et l’acculturation (au sens de déculturation) provoquée par le développement outrancier du secteur touristique se sont traduits par un fort repli identitaire et le développement des slogans très hostiles à certains traits de la modernité : dont la manifestation la plus visible réside dans la généralisation du voile islamique et la banalisation du niqab. Une pratique vestimentaire complètement étrangère, me semble-t-il, à notre culture.

Le dénigrement, par certains hommes politiques et beaucoup de journalistes occidentaux sur les plateaux des télévisions et/ou dans des publications, parfois avec des diatribes hallucinantes, de l’islam en utilisant hypocritement, pour rester dans le politiquement correct, les qualificatifs «islamisme» et «islamiste», et critiquer, ainsi, la fraction radicale des «musulmans» montre la schizophrénie des puissances occidentales.

Le directeur de l’Iris, Pascal Boniface, dont la rigueur de la pensée et le sérieux des analyses sont connues de tous, a montré dans son dernier ouvrage ‘‘Les intellectuels faussaires’’ – un livre, tenez-vous bien, dont quatorze maisons d’éditions ont refusé la publication ! Il a fallu le courage de Jean-Claude Gawsewitch qui l’a sorti dans sa collection «Coup de gueule» – comment les «super stars médiatiques» (très majoritairement des juifs sionistes) de la politique internationale française profèrent, délibérément, jour après jour, des mensonges avérés et répétés contre l’islam. L’islam étant le mal, le nouveau «galeux d’où viendrait tout le mal» du monde moderne.

Conjugué à ces diatribes les différentes guerres menées par les Etats-Unis et leurs alliés contre certains pays arabes et musulmans et l’injustice terrible dont souffrent nos frères palestiniens ne font qu’aggraver le repli identitaire, l’hostilité, la réticence à l’égard de la culture occidentale et la montée, en marge, d’une frange fondamentaliste.

Ennahdha face à sa responsabilité historique au pouvoir, sa première difficulté serait de contrôler ses propres militants et jeunes cadres de leurs dérives : des demandes et des revendications de plus en plus pressantes telles que la généralisation du voile islamique dans les établissements scolaires en l’exigeant même pour les enseignantes, la transformation de ces lieux d’éducation en lieux de culte pendant les heures de prières, le refus de l’enseignement de certaines matières (l’art plastique, à titre d’exemple), les attaques récurrentes contre les femmes non voilées et les personnalités laïques… exaspèrent de plus en plus nos compatriotes.

Les dirigeants modérés d’Ennahdha – qui sont de loin les plus nombreux dans le bureau exécutif du parti – sont donc entre l’enclume du pouvoir et le marteau de leurs fervents militants. En fait, c’est «l’enfer» du pouvoir. Les Tunisiens ne feraient plus preuve de compassion et nos compatriotes conservateurs ne pourraient plus séduire au-delà de leurs propres militants, c’est-à-dire au mieux 30%.

* Professeur de Sciences économiques et sociales.