Rafik Souidi écrit – Les ravages de l’ancien régime sont profonds, aussi, ce sera avec un maximum de rigueur intellectuelle, morale et professionnelle que la Tunisie pourra réellement se réformer et se reconstruire.


Dans cette phase historique exceptionnelle, la révolution tunisienne car c’est comme cela qu’il conviendrait de l’appeler, doit réaliser ses objectifs de liberté, de justice et de dignité sans tergiversation et sans compromis. Une majorité confortable a été choisie lors des élections de la Constituante et elle doit mettre en œuvre une feuille de route claire et vigoureuse pour remplir sa mission.

* L’appareil sécuritaire qui a entamé sa réforme, doit l’accélérer. Si le ministère de l’Intérieur peut laver son linge sale en famille ce sera une bonne chose mais cela ne doit pas l’empêcher de rendre des comptes au peuple tunisien pour les exactions commises toutes ces dernières années et en particulier durant les évènements qui ont suivi le déclenchement de la révolution.

On attend toujours le rapport de la Commission d’établissement des faits : qui a tué et blessé des centaines de Tunisiens et qui donnait les ordres de tirer à balles réelles ? De plus, les archives de la police politique, qui doit être démantelée dans toutes ses composantes, doivent être rendues publiques toujours dans un souci de vérité. Seuls un renouvellement profond des effectifs et un effort de formation intensif pourront transformer ce qui s’apparentait à la Savak en ce qui devrait ressembler à Scotland-Yard.

* Le système judiciaire, qui est resté quasiment intact depuis la révolution, doit être profondément assaini et seuls les magistrats dont la probité est indiscutable doivent continuer à exercer car il ne peut y avoir de demi-mesure dans ce domaine.

Comment rétablir la crédibilité de la Justice et donc la force de la Loi autrement ? Le rétablissement de l’autorité de l’Etat («heybat al dawla») est à ce prix et non pas en l’invoquant en sautant comme un cabri sur sa chaise ou derrière un micro.

* Les affaires de corruption doivent être traitées de manière accélérée par une Cour Spéciale disposant de moyens importants et les biens douteux ne doivent pas être confisqués mais nationalisés au profit du peuple tunisien qui a été indiscutablement lésé. La Caisse des dépôts doit en être le véhicule d’accueil car elle pourra les gérer convenablement en attendant de les remettre sur le marché au moment opportun, dans les meilleures conditions.

L’économie tunisienne n’a que faire de pseudo-entrepreneurs qui ont prospéré frauduleusement à coups de passe-droits. Lequel d’entre eux s’est imposé internationalement sur les marchés réellement compétitifs ?

* La Conférence de Carthage qui avait été envisagée en soutien de la Révolution Tunisienne devrait être organisée afin de traiter la dette externe en particulier sa part odieuse qui a alimenté la corruption au sommet de l’Etat et accélérer le rapatriement des fonds et biens détournés à l’étranger.

* Le système médiatique doit s’ouvrir à de nouveaux opérateurs, y compris étrangers, pour professionnaliser un secteur dont la médiocrité n’a pas de pareil dans le monde en particulier pour la presse écrite et la télévision. En effet le quatrième pouvoir est névralgique en démocratie et souvent la vérité est tributaire des efforts d’investigation des journalistes et autres reporters.

* Les minimas sociaux – smig et smag – doivent être revalorisés de manière significative pour réparer une injustice sociale intolérable et relancer la croissance économique par une politique volontariste axée sur la demande locale.

Il est à rappeler que le smig tunisien est le plus faible des cinq pays d’Afrique du Nord et que le smic marocain lui est supérieur de 50% à durée de travail équivalente, bien que notre productivité soit la plus élevée. Ce n’est pas en continuant à faire «suer le burnous» que l’on remettra l’économie tunisienne sur pied, car cette spoliation sociale indiscutable est suicidaire car elle discrédite la valeur travail dans notre société et handicape la croissance.

Quant aux canards boiteux du secteur privé qui ne pourraient pas y faire face, ils sont en réalité une concurrence superflue et une entrave au développement des entreprises plus saines.

* La restructuration de la Caisse de compensations, dont le budget s’élève à plus de 1,3 milliard de dinars, doit être menée afin de consacrer ses dépenses uniquement aux classes démunies et moyennes. Des centaines de millions de dinars peuvent ainsi être économisés aisément et utilisés plus justement dans la lutte contre la pauvreté.

* La protection du secteur manufacturier local doit être garantie par l'Etat en éradiquant les trafics clandestins et autres importations sauvages de produits de qualité douteuse en particulier la friperie qui met en péril notre secteur le plus stratégique à savoir le textile-habillement. En effet, ce qui est produit en Tunisie devrait être avantagé sur le marché local et non pas interdit de distribution comme c’est souvent le cas du fait de réglementations absurdes.

* Une campagne pour encourager la consommation des produits de l’artisanat, tunisien qui emploie également des centaines de milliers de tunisiens, doit être mise en œuvre afin d’exploiter tout le potentiel de la demande locale. Des expositions itinérantes devraient quadriller les villes du pays et des structures permanentes devraient leur être aménagées dans les principales villes. Il en va de même pour le tourisme qui n’a que trop négligé sa clientèle captive tunisienne mais aussi algérienne et libyenne : une nouvelle approche s’impose.

* Le dialogue social doit être réinventé et les conflits doivent être confrontés avec imagination par des arbitres chevronnés en particulier dans les entreprises  publiques stratégiques : Cie des Phosphates de Gafsa (Cpg), Groupe chimique tunisien (Gct), Tunisair, Tunisie Telecom, les banques, etc. Des cellules de crises ad-hoc, en partenariat avec les syndicats et les organismes professionnels, devraient être constituées pour traverser cette période de transition constitutionnelle et démocratique. En attendant qu’un système d’arbitrage de type prud’homal se mette en place.

* La fracture régionale doit bien entendu être traitée par des investissements en infrastructure et en services publiques afin d’attirer les investissements privés dans les zones de l’intérieur mais il conviendrait également d’encourager l’esprit d’initiative localement et de faire reculer les réflexes d’assistanat.

* La fracture urbaine est également lancinante et les quartiers populaires paupérisés en particulier à Tunis méritent une démarche similaire pour améliorer le quotidien de ceux à qui l’on doit en grande partie notre liberté par leur soulèvement décisif : bibliothèques, piscines, centres sportifs, centres culturels et d’exposition, squares publiques, travaux d’embellissement, enlèvements et traitements efficaces des déchets... la liste est longue des besoins de ces cités-bidonvilles.

* Des états-généraux de l’éducation et de l’enseignement supérieur devraient être convoqués pour remettre à plat le système dans le but d’améliorer la qualité  et son adéquation avec les besoins de l’économie : plus de sélection, plus d’ingénieurs et plus d’entrepreneurs. L’excellence doit être poursuivie à tous les échelons et l’expérience réussie des lycées-pilotes doit être étendue à l’université. Quant à la formation professionnelle, elle doit retrouver ses lettres de noblesses en l’associant au système universitaire et aux entreprises.

* Le système de santé doit aussi recouvrer sa vocation première de service social et répondre en priorité aux besoins des classes démunies ce qui n’est plus le cas avec la dégradation dramatique de l’hôpital public et le niveau ahurissant des honoraires du secteur privé en particulier des «médecins-spécialistes» : le serment d’Hippocrate ne devrait pas devenir celui des hypocrites !

* Les mises à la retraite au-delà de l’âge limite de soixante ans doivent être  systématiques car il faut faire la place aux jeunes. Enfin, un audit des caisses de retraite doit être réalisé afin de cerner d’éventuels dysfonctionnements, dans la mesure où l’incurie qui régnait dans les rouages de l’administration n’a probablement pas épargné ces institutions.

En conclusion, la révolution tunisienne s’est élevée contre l’égoïsme, la cupidité et l’incompétence des dirigeants du pays et de leurs complices à tous les étages. Les ravages sont profonds, aussi, ce sera avec un maximum de rigueur intellectuelle, morale et professionnelle que la Tunisie pourra réellement se réformer et se construire un avenir des plus radieux.