Empruntant l’intitulé et le style, didactique, d’une célèbre collection publiée par les éditions du Seuil (‘‘L’Islam expliqué aux enfants’’, par Tahar Ben Jelloun, etc.), l’auteur essaie de rendre plus intelligible la situation tunisienne actuelle.

Par Ezzeddine Ben Hamida*


 

Louisa Ben Hamida : Ennahdha a concentré près de 40% des voix:  s’agit-il d’un vote idéologique ou plutôt d’un vote de protestation ?  

BHE : Non, non, vote de protestation, sans doute pas ! Le vote protestataire, on peut le constater dans les vieilles démocraties où les électeurs pourraient exprimer leur ras-le-bol des promesses non tenues, de l’inertie politique et du manque de solutions concrètes à leurs préoccupations quotidiennes.


Les forces modernistes craignent une dictature religieuse

La montée de l’extrême droite en Europe s’explique, en partie, par ce type de vote. En Tunisie, la situation est radicalement différente. Il s’agit d’une démocratie naissante, suite à une révolution populaire, exigeante en termes d’égalité des droits, de démocratie, de justice sociale, d’égalité des chances et des rapports sociaux. Les Tunisiennes et les Tunisiens ont voté massivement pour mener leur révolution jusqu’à son terme victorieux ; il s’agit de l’acte ultime de l’accomplissement de leur processus révolutionnaire. Ces élections se sont déroulées, incontestablement, dans des conditions démocratiques. Pour preuve : tous les observateurs nationaux et internationaux ont salué les organisateurs de cette belle manifestation démocratique et surtout la mobilisation massive des citoyens.

Il ne s’agit donc pas d’un vote protestataire mais de l’expression d’une volonté populaire : les Tunisiennes et les Tunisiens se réclament d’une pratique modérée, nourrie d’une foi moderne, ouverte sur l’extérieur depuis toujours. Ennahdha, qui représentait dans l’esprit des Tunisiens le parti martyr, c’est-à-dire celui dont les dirigeants ont le plus souffert des pratiques de Bourguiba et Ben Ali, a pu gagner la sympathie et la générosité de nos compatriotes. Il s’agit ainsi d’un vote de compassion beaucoup plus qu’un vote idéologique. Le volume du vote idéologique devrait se fixer aux alentours de 30%. En fait, c’est presque le score des grands partis politiques dans les grandes démocraties occidentales.


Les jeunes ont arraché leur liberté

Louisa : Comment expliques-tu alors le «chaos» aujourd’hui dans le pays et la grogne des Tunisiens, on dirait qu’Ennahdha et ses militants avaient confisqué le pouvoir par la force et non pas par la voix des urnes ?

BHE : Par ta question tu viens de poser les jalons du problème ; plusieurs facteurs pourraient expliquer et éclairer une telle situation : il y a sans doute des facteurs endogènes (internes) au mouvement Ennahdha mais aussi des facteurs exogènes (externes).
Les facteurs endogènes relèvent de l’inexpérience du parti de l’exercice du pouvoir et de son exclusion arbitraire, d’ailleurs, de la vie politique et sociale (les associations) :

- Certaines déclarations assez fracassantes émanant des dirigeants de ce parti ont semé (cultivé) le doute sur les vraies intentions de ce mouvement conservateur.

- On peut également souligner son manque d’ancrage dans la haute fonction publique et médiatique. Sa base populaire ne dispose pas des leviers du pouvoir ; la légitimité populaire est nécessaire, incontournable, mais insuffisante pour l’exercice de la fonction.

- Pire encore, l’ambiguïté des relations entre ce parti libéral et les fondamentalistes, Salafistes, n’a fait qu’alimenter davantage ce sentiment de réticence, voire d’hostilité, d’une bonne frange des Tunisiens, même les plus modérés d’entres eux. Pour être clair, beaucoup de Tunisiennes et Tunisiens ont franchement peur. L’inertie du Premier ministre face à cet épineux sujet n’a fait que renforcer les craintes des citoyens. Ce qui se passe dans nos lycées et nos universités est tout simplement inadmissible. Il s’agit d’une outrance à l’égard du sacro-saint, à savoir nos institutions éducatives et universitaires dont les caractéristiques de leurs valeurs sont absolues et par conséquent elles sont dignes d’un respect absolu.


Les salafistes, un casse-tête pour le gouvernement Jebali

Louisa : Peut-on dire que cette affaire pourrait sonner le glas de ce gouvernement ?

BHE : Evidemment ! Autant dire que l’épée de Damoclès est sur Ennahdha. Une réaction urgente et efficace (ferme) est nécessaire. L’interdiction du niqab, me semble-t-il, s’impose.

Pour revenir à ta précédente question, à côté de ces facteurs endogènes, il convient de mettre l’accent également sur certains facteurs d’ordre exogène, qui sont d’une importance capitale :

- La situation macro-économique est «désastreuse» : déficit chronique de la balance commerciale (le taux de couverture qui exprime le rapport entre les exportations et les importations est à peine de 70%) ; la croissance est en berne, pour ne pas dire que nous sommes en récession ; le déficit budgétaire est évalué à 5% du Pib ; une dette publique équivalente à 43% du Pib ; plus de 800.000 demandeurs d’emploi ; des bassins miniers et industriels sinistrés, une baisse de 32% des investissements étrangers ; une productivité très dégradée ; un stock de réserves de change égal à moins de 5 mois (10,504 MD) ; etc.

- La situation sociale est extrêmement difficile : la multiplication tous azimuts des mouvements sociaux et surtout des sit-in. Nous dénombrons plus de 500 grèves en 2011 dont près de 70 sont légales. Concrètement, il s’agit d’une perte d’environ 300.000 journées de travail. Ce qui est désastreux pour la croissance économique et donc pour l’accumulation de la richesse : condition sine qua none pour la création d’emploi.


Les sit-in des chômeurs bloquent la machine économique

- La situation institutionnelle est aussi préoccupante : l’hostilité de certains hauts fonctionnaires est manifeste. L’élite tunisienne, majoritairement francophone, est extrêmement opposée à certaines valeurs et orientations du gouvernement. Les anciens Rcdistes et leurs alliés sont à l’œuvre pour saboter les actions du gouvernement. Ils cherchent à déstabiliser le pouvoir en attendant qu’ils construisent une force politique capable de représenter un pouvoir alternatif. C’est aussi une manière de faire payer aux Tunisiens le prix de leur révolution : une souffrance au quotidien. Ces résidus du régime déchu éprouvent aussi, me semble-t-il, une forme d’amusement en cherchant à planter notre jeune démocratie.

Louisa : Comment sortir de ce marasme, alors ?

BHE : T’attends-tu à une réponse laconique, comme s’il s’agit d’une recette pour faire un gâteau, ou à une esquisse de réflexion, comme une petite pierre dans un grand et magnifique édifice qui est par nature interminable et par essence constamment changeant ?

Louisa : Il faudrait une prise de conscience collective du cadre au sans grade, du jeune au sexagénaire, du nord au sud, de l’est à l’ouest... bref de tous les Tunisiens et toutes les Tunisiennes où l’intérêt général surplomberait les intérêts individuels, un sursaut républicain pour sauver notre magnifique édifice! 

BHE : C’est ça. Laisse-moi te dire que personne, je dis bien personne, n’a de recettes miracles pour faire sortir notre patrie de ce marasme. J’ai lu de très nombreuses contributions de beaucoup d’intellectuels tunisiens. Ils sont unanimes sur le constat et la nécessité d’un sursaut républicain. Beaucoup de pistes sont proposées : refonte du système fiscal, consolidation et assainissement du secteur bancaire, repenser notre système éducatif, réformer notre système de protection sociale, libérer les initiatives des jeunes entrepreneurs, etc.

En réalité, l’infrastructure et la superstructure de l’Etat existent depuis longtemps. Justement, c’est la solidité de notre administration, le dévouement, le patriotisme et la qualification de nos fonctionnaires qui ont permis au pays de tenir encore le coup. Il convient donc de ne pas exagérément noircir le tableau. Il s’agit plutôt de réformer certains secteurs ou branches pour mieux s’adapter aux aléas du marchés et aux innovations technologiques croissantes.


Les trois présidents au milieu du gué

De plus, l’ouverture sur l’extérieur est une nécessité absolue : notre politique d’attractivité économique et d’ouverture sur l’extérieur doit conjuguer à la fois une ouverture de type horizontal (interarabe) et une ouverture de type vertical (avec le nord). Les investissements directs étrangers (Ide) en Tunisie sont trop faibles en apports technologiques. Ils se caractérisent majoritairement par leur intensité «travaillistique». Il faudrait mieux cibler et sélectionner les Ide. En ce sens, une réforme du système éducatif et universitaire (la recherche) est indispensable. Repenser également le système de formation professionnelle  pour mieux s’adapter (être en adéquation avec…) aux besoins de l’appareil productif et aux besoins des firmes transnationales est une nécessité absolue.

Pour finir, j’insiste sur la nécessité de laisser dans les vestiaires, au moins provisoirement, les querelles des «coqs» et les luttes fratricides et intestines. Le peuple tunisien les observe ; il attend un message concret d’espérance. Comme il s’est débarrassé du misérable déchu, il est capable aussi, s’il le faut, de se débarrasser des «coqs» dont les intérêts individuels ne convergent pas avec l’intérêt collectif, c’est-à-dire les personnes dont les ambitions démesurées ou les prétentions excessives ne correspondent pas, dans l’immédiat, à l’intérêt suprême de la nation.

As-tu compris ?

Louisa : Si j’ai bien compris, notre révolution est en train de nous échapper, surtout nous les jeunes, n’est-ce pas ?

BHE : Vous les jeunes, vous êtes toujours notre espoir. Vous êtes le fer de lance de cette NATION. Vous avez pu, grâce à votre courage et détermination, nous rendre notre dignité : je ne me fais donc pas de souci pour vous. Vous êtes la jeunesse du POSSIBLE.

* Professeur de sciences économiques et sociales, France.